Le Cor (Roland à Roncevaux) - Alfred de Vigny
Publié le 09/07/2011
Extrait du document
« Le Cor « (écrit à Pau, en 1805) est un fragment épique (récit de la mort de Roland et appel désespéré de son oliphant, « le Cor d'ivoire «) encadré dans une rêverie. « J'aime le son du cor, le soir, au fond des bois «, dit le premier vers ; « Dieu ! que le son du cor est triste au fond des bois ! « dit le dernier. Avec une teinte de mélancolie romantique, Vigny évoque, dans ce poème chevaleresque, les grandes figures de Roland et de Charlemagne.
I J'aime le son du cor, le soir, au fond des bois, Soit qu'il chante les pleurs de la biche aux abois, Ou l'adieu du chasseur que l'écho faible accueille, Et que le vent du nord porte de feuille en feuille. Que de fois, seul, dans l'ombre à minuit demeuré, J'ai souri de l'entendre, et plus souvent pleuré ! Car je croyais ouïr de ces bruits prophétiques Qui précédaient la mort des paladins antiques. O montagne d'azur ! ô pays adoré ! Rocs de la Frazona, cirques du Marboré, Cascades qui tombez des neiges entraînées, Sources, gaves, ruisseaux, torrents des Pyrénées, Monts gelés et fleuris, trône des deux saisons Dont le front est de glace et le pied de gazons ! C'est là qu'il faut s'asseoir, c'est là qu'il faut entendre Les airs lointains d'un cor mélancolique et tendre. Souvent un voyageur, lorsque l'air est sans bruit De cette voix d'airain fait retentir la nuit ; A ses chants cadencés autour de lui se mêle L'harmonieux grelot du jeune agneau qui bêle. Une biche attentive au lieu de se cacher, Se suspend immobile au sommet du rocher, Et la cascade unit, dans une chute immense, Son éternelle plainte aux chants de la romance. Ames des chevaliers, revenez-vous encor ? Est-ce vous qui parlez avec la voix du cor ? Roncevaux ! Roncevaux ! dans ta sombre vallée L'ombre du grand Roland n'est donc pas consolée!
II Tous les preux étaient morts, mais aucun n'avait fui. Il reste seul debout, Olivier près de lui : L'Afrique sur les monts l'entoure et tremble encore. « Roland, tu vas mourir, rends-toi, criait le More ; Tous tes pairs sont couchés dans les eaux des torrents. « Il rugit comme un tigre et dit : « Si je me rends, Africain, ce sera lorsque les Pyrénées Sur l'onde avec leurs corps rouleront entraînées. — Rends-toi donc, répond-il, ou meurs, car les voilà. « Et du plus haut des monts un grand rocher roula : Il bondit, il roula jusqu'au fond de l'abîme, Et de ses pins, dans l'onde, il vint briser la cime. « Merci, cria Roland ; tu m'as fait un chemin. « Et jusqu'aux pieds des monts le roulant d'une main, Sur le roc affermi, comme un géant s'élance, Et, prête à fuir, l'armée à ce seul pas balance.
III Tranquilles cependant, Charlemagne et ses preux Descendaient la montagne, et se parlaient entre eux. A l'horizon déjà, par leurs eaux signalées, De Luz et d'Argelès se montraient les vallées. Roland gardait les monts ; tous passaient sans effroi. Assis nonchalamment sur un noir palefroi Qui marchait revêtu de housses violettes, Turpin disait, tenant les saintes amulettes : « Sire, on voit dans le ciel des nuages de feu ; Suspendez votre marche, il ne faut tenter Dieu. Par monsieur saint Denis, certes ce sont des âmes Qui passent dans les airs sur ces vapeurs de flammes. Deux éclairs ont relui, puis deux autres encor. « Ici l'on entendit le son lointain du cor. L'empereur étonné, se jetant en arrière, Suspend du destrier la marche aventurière. « Entendez-vous ? dit-il. — Oui, ce sont des pasteurs Rappelant les troupeaux épars sur les hauteurs, Répondit l'archevêque, ou la voix étouffée Du nain vert Oberon qui parle avec sa fée. « Et l'empereur poursuit ; mais son front soucieux Est plus sombre et plus noir que l'orage des deux. Il craint la trahison, et tandis qu'il y songe, Le cor éclate et meurt, renaît et se prolonge. « Malheur! c'est mon neveu! Malheur! car si Roland Appelle à son secours, ce doit être en mourant. Arrière, chevaliers, repassons la montagne ! Tremble encor sous nos pieds, sol trompeur de l'Espagne ! «
IV Sur le plus haut des monts s'arrêtent les chevaux ; L'écume les blanchit ; sous leurs pieds, Roncevaux Des feux mourants du jour à peine se colore. A l'horizon lointain fuit l'étendard du More. « Turpin, n'as-tu rien vu dans le fond du torrent ? — J'y vois deux chevaliers : l'un mort, l'autre expirant. Tous deux sont écrasés sous une roche noire ; Le plus fort, dans sa main, élève un cor d'ivoire. Son âme en s'exhalant nous appela deux fois. « Dieu ! que le sou du cor est triste au fond des bois !
Notes pour commentaires. — 1. On a fait à ce poème de nombreux reproches. Pourquoi, dit-on, Vigny est-il allé prendre un des épisodes les moins caractéristiques de la Chanson de Roland ? Pourquoi cette composition si décousue ? Pourquoi cette inégalité entre les parties et pourquoi cette absence de lien entre ces parties ? 2. Le premier reproche tombe si l'on ne perd pas de vue les circonstances de la composition. C'est à Pau que fut écrit le Cor, en face des Pyrénées, non loin de Roncevaux. Les soirs d'été on entend souvent le son du cor dans les villages voisins. Rien de plus naturel pour l'esprit méditatif d'un poète que le souvenir du cor de Roland et la rêverie que ce souvenir suggère. 3. Les autres reproches ne sont pas plus fondés, si l'on se rend compte de l'art de Vigny. Son but est de laisser une impression très forte. Par suite, il mêle les genres, il les enrichit les uns par les autres. Ce que Chateaubriand a fait pour le roman, ce que Victor Hugo a fait pour le drame, Vigny le fait pour les poèmes. C'est ainsi que le Cor est à la fois une tragédie, un tableau, un paysage, une peinture, une symphonie. Envisagé de ce point de vue, tout s'explique : composition, style, versification, etc.
Liens utiles
- Alfred de VIGNY: Le cor (Podcast)
- Fiche de lecture : SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES Alfred de Vigny
- Cinq-Mars. Roman d'Alfred de Vigny (analyse détaillée)
- Poèmes antiques et modernes, recueil d'Alfred de Vigny
- Le personnage de BELL Kitcy d’Alfred de Vigny