L'auberge de l'ange gardien MOUTIER.
Publié le 11/04/2014
Extrait du document
«
MOUTIER.Je vous raconterai ca quand nous aurons dine, mon ami; et quand les enfants seront couches.
Ils
savent cela, eux, il est inutile qu'ils me l'entendent raconter.
LE GENERAL.Et vous, mon cher, comment se fait-il que vous ayez perdu vos enfants, que vous ayez fait
la campagne de Crimee, que vous n'ayez pas retrouve ces enfants au retour? Vous n'avez donc ni pere, ni
mere, ni personne?
DERIGNY.Ni pere, ni mere, ni frere, ni soeur, mon general.
Voici mon histoire, plus triste que longue.
J'etais fils unique et orphelin; j'ai ete eleve par la grand-mere de ma femme qui etait orpheline comme moi; la
pauvre femme est morte; j'avais tire au sort; j'etais le dernier numero de la reserve: pas de chance d'etre
appele.
Madeleine et moi, nous restions seuls au monde, je l'aimais, elle m'aimait; nous nous sommes maries;
j'avais vingt et un ans; elle en avait seize.
Nous vivions heureux, je gagnais de bonnes journees comme
mecanicien-menuisier.
Nous avions ces deux enfants qui completaient notre bonheur; Jacquot etait si bon que
nous en pleurions quelquefois, ma femme et moi.
Mais voila-t-il pas, au milieu de notre bonheur, qu'il court
des bruits de guerre; j'apprends qu'on appelle la reserve; ma pauvre Madeleine se desole, pleure jour et nuit;
moi parti, je la voyais deja dans la misere avec nos deux cherubins; sa sante s'altere; Je recois ma feuille de
route pour rejoindre le regiment dans un mois.
Le chagrin de Madeleine me rend fou; je perds la tete; nous
vendons notre mobilier et nous partons pour echapper au service; je n'avais plus que six mois a faire pour finir
mon temps et etre exempt.
Nous allons toujours, tantot a pied, tantot en carriole; nous arrivons dans un joli
endroit a vingt lieues d'ici; je loue une maison isolee ou nous vivions caches dans une demi-misere, car nous
menagions nos fonds, n'osant pas demander de l'ouvrage de peur d'etre pris: ma femme devient de plus en plus
malade; elle meurt (la voix de Derigny tremblait en prononcant ces mots); elle meurt, me laissant ces deux
pauvres petits a soigner et a nourrir.
Pendant notre sejour dans cette maison, tout en evitant d'etre connus,
nous avions pourtant toujours ete a la messe et aux offices les dimanches et fetes; la paleur de ma femme, la
gentillesse des enfants attiraient l'attention; quand elle fut plus mal, elle demanda M.
le cure qui vint la voir
plusieurs fois, et, lorsque je la perdis, il fallut faire ma declaration a la mairie et donner mon nom; trois
semaines apres, le jour meme ou le venais de donner a mes enfants mon dernier morceau de pain et ou j'allais
les emmener pour chercher de l'ouvrage ailleurs, je fus pris par les gendarmes et force de rejoindre sous
escorte, malgre mes supplications et mon desespoir.
Un des gendarmes me promit de revenir chercher mes
enfants; j'ai su depuis qu'il ne l'avait pas pu de suite, et que plus tard il ne les avait plus retrouves.
Arrive au
corps, je fus mis au cachot pour n'avoir pas rejoint a temps.
Lorsque j'en sortis, je demandai un conge pour
aller chercher mes enfants et les faire recevoir enfants de troupe; mon colonel, qui etait un brave homme, y
consentit; quand je revins a Kerbiniac, il me fut impossible de retrouver aucune trace de mes enfants;
personne ne les avait vus.
Je courus tous les environs nuit et jour, je m'adressai a la gendarmerie, a la police
des villes.
Je dus rejoindre mon regiment et partir pour le Midi sans savoir ce qu'etaient devenus ces chers
bien-aimes.
Dieu sait ce que j'ai souffert.
Jamais ma pensee n'a pu se distraire du souvenir de mes enfants et
de ma femme.
Et, si je n'avais conserve les sentiments religieux de mon enfance, je n'aurais pas pu supporter
la vie de douleur et d'angoisse a laquelle je me trouvais condamne.
Tout m'etait egal, tout, excepte d'offenser
le bon Dieu.
Voila toute mon histoire, mon general; elle est courte, mais bien remplie par la souffrance.
XVIII.
Premiere inquietude paternelle.
Jacques et Paul avaient ecoute parler leur pere sans le quitter des yeux; ils se serraient de plus en plus contre
lui; quand il eut fini, tous deux se jeterent dans ses bras; Paul sanglotait, Jacques pleurait tout bas.
Leur pere
les embrassait tour a tour, essuyait leurs larmes.
Tout est fini a present, mes cheris! Plus de malheur, plus de tristesse! Je serai tout a vous et vous serez tout a
moi.
Et maman Blidot, et tante Elfy? dit Jacques avec anxiete.
Est-ce que nous ne serons plus a elles? L'auberge de l'ange gardien
XVIII.
Premiere inquietude paternelle.
66.
»
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