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L'auberge de l'ange gardien MOUTIER.

Publié le 11/04/2014

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L'auberge de l'ange gardien MOUTIER.--Viens, mon pauvre enfant, embrasse ton papa et ne t'effraye pas; il n'est pas mort, et dans quelques instants il t'embrassera lui-meme et te serrera dans ses bras. Jacques remercia du regard son ami Moutier et se jeta sur son pere qu'il embrassa a plusieurs reprises. Derigny, au contact de son enfant, commenca a reprendre connaissance; il ouvrit les yeux, apercut Jacques et fit un effort pour se relever et le serrer contre son coeur. Moutier le soutint, et l'heureux pere put a son aise couvrir de baisers ses enfants perdus et tant regrettes. Apres les premiers moments de ravissement, Derigny parut confus d'avoir excite l'attention generale; il se remit sur ses pieds, et, quoique tremblant encore, il se dirigea vers la maison, tenant ses enfants par la main. Arrive dans la salle, suivi du general, de Moutier et des deux soeurs, il se laissa aller sur une chaise, regarda avec tendresse et attendrissement Jacques et Paul qu'il tenait dans chacun de ses bras, et, apres les avoir encore embrasses a plusieurs reprises: "Excusez-moi, mon general, dit-il; veuillez m'excuser, Mesdames; j'ai ete si saisi, si heureux de retrouver ces pauvres chers enfants que j'ai tant cherches, tant pleures, que je me suis laisse aller a m'evanouir comme une femmelette. Chers, chers enfants, comment se fait-il que je vous retrouve ici, avec une maman, une tante, un bon: ami? (Derigny sourit en disant ces mots et jeta un regard reconnaissant sur les deux soeurs et sur Moutier.) JACQUES.--Deux bons amis, papa, deux. Le bon general est aussi un bon ami. Derigny tressaillit en s'entendant appeler papa par son enfant. DERIGNY, l'embrassant.--Tu avais la meme voix quand tu etais petit, mon Jacquot; tu disais papa de meme. --Mon bon ami, dit le general avec emotion, je suis content de vous voir si heureux. Oui, sapristi, je suis plus content que si..., que si... j'avais epouse toutes les petites filles des eaux, que si j'avais adopte Moutier, Elfy, Torchonnet. Je suis content, content! Derigny se leva et porta la main a son front pour faire le salut militaire. DERIGNY.--Grand merci, mon general! Mais comment se fait-il que mes enfants se trouvent ici a plus de vingt lieues de l'endroit ou je les avais laisses? MADAME BLIDOT.--C'est le bon Dieu et Moutier qui nous les ont amenes, mon cher Monsieur. JACQUES.--Et aussi la sainte Vierge, papa, puisque je l'avais priee comme ma pauvre maman me l'avait recommande. DERIGNY.--Mon bon Jacquot! Te souviens-tu encore de ta pauvre maman? JACQUES.--Tres bien, papa, mais pas beaucoup de sa figure; je sais seulement qu'elle etait pale, si pale que j'avais peur. Derigny l'embrassa pour toute reponse et soupira profondement. JACQUES.--Vous etes encore triste, papa? et pourtant vous nous avez retrouves, Paul et moi! DERIGNY.--Je pense a votre pauvre maman, cher enfant; c'est elle qui vous a proteges pres du bon Dieu et de la sainte Vierge et qui vous a amenes ici. Mon bon Moutier, comment avez-vous connu mes enfants? XVII. Coup de theatre. 65 L'auberge de l'ange gardien MOUTIER.--Je vous raconterai ca quand nous aurons dine, mon ami; et quand les enfants seront couches. Ils savent cela, eux, il est inutile qu'ils me l'entendent raconter. LE GENERAL.--Et vous, mon cher, comment se fait-il que vous ayez perdu vos enfants, que vous ayez fait la campagne de Crimee, que vous n'ayez pas retrouve ces enfants au retour? Vous n'avez donc ni pere, ni mere, ni personne? DERIGNY.--Ni pere, ni mere, ni frere, ni soeur, mon general. Voici mon histoire, plus triste que longue. J'etais fils unique et orphelin; j'ai ete eleve par la grand-mere de ma femme qui etait orpheline comme moi; la pauvre femme est morte; j'avais tire au sort; j'etais le dernier numero de la reserve: pas de chance d'etre appele. Madeleine et moi, nous restions seuls au monde, je l'aimais, elle m'aimait; nous nous sommes maries; j'avais vingt et un ans; elle en avait seize. Nous vivions heureux, je gagnais de bonnes journees comme mecanicien-menuisier. Nous avions ces deux enfants qui completaient notre bonheur; Jacquot etait si bon que nous en pleurions quelquefois, ma femme et moi. Mais voila-t-il pas, au milieu de notre bonheur, qu'il court des bruits de guerre; j'apprends qu'on appelle la reserve; ma pauvre Madeleine se desole, pleure jour et nuit; moi parti, je la voyais deja dans la misere avec nos deux cherubins; sa sante s'altere; Je recois ma feuille de route pour rejoindre le regiment dans un mois. Le chagrin de Madeleine me rend fou; je perds la tete; nous vendons notre mobilier et nous partons pour echapper au service; je n'avais plus que six mois a faire pour finir mon temps et etre exempt. Nous allons toujours, tantot a pied, tantot en carriole; nous arrivons dans un joli endroit a vingt lieues d'ici; je loue une maison isolee ou nous vivions caches dans une demi-misere, car nous menagions nos fonds, n'osant pas demander de l'ouvrage de peur d'etre pris: ma femme devient de plus en plus malade; elle meurt (la voix de Derigny tremblait en prononcant ces mots); elle meurt, me laissant ces deux pauvres petits a soigner et a nourrir. Pendant notre sejour dans cette maison, tout en evitant d'etre connus, nous avions pourtant toujours ete a la messe et aux offices les dimanches et fetes; la paleur de ma femme, la gentillesse des enfants attiraient l'attention; quand elle fut plus mal, elle demanda M. le cure qui vint la voir plusieurs fois, et, lorsque je la perdis, il fallut faire ma declaration a la mairie et donner mon nom; trois semaines apres, le jour meme ou le venais de donner a mes enfants mon dernier morceau de pain et ou j'allais les emmener pour chercher de l'ouvrage ailleurs, je fus pris par les gendarmes et force de rejoindre sous escorte, malgre mes supplications et mon desespoir. Un des gendarmes me promit de revenir chercher mes enfants; j'ai su depuis qu'il ne l'avait pas pu de suite, et que plus tard il ne les avait plus retrouves. Arrive au corps, je fus mis au cachot pour n'avoir pas rejoint a temps. Lorsque j'en sortis, je demandai un conge pour aller chercher mes enfants et les faire recevoir enfants de troupe; mon colonel, qui etait un brave homme, y consentit; quand je revins a Kerbiniac, il me fut impossible de retrouver aucune trace de mes enfants; personne ne les avait vus. Je courus tous les environs nuit et jour, je m'adressai a la gendarmerie, a la police des villes. Je dus rejoindre mon regiment et partir pour le Midi sans savoir ce qu'etaient devenus ces chers bien-aimes. Dieu sait ce que j'ai souffert. Jamais ma pensee n'a pu se distraire du souvenir de mes enfants et de ma femme. Et, si je n'avais conserve les sentiments religieux de mon enfance, je n'aurais pas pu supporter la vie de douleur et d'angoisse a laquelle je me trouvais condamne. Tout m'etait egal, tout, excepte d'offenser le bon Dieu. Voila toute mon histoire, mon general; elle est courte, mais bien remplie par la souffrance. XVIII. Premiere inquietude paternelle. Jacques et Paul avaient ecoute parler leur pere sans le quitter des yeux; ils se serraient de plus en plus contre lui; quand il eut fini, tous deux se jeterent dans ses bras; Paul sanglotait, Jacques pleurait tout bas. Leur pere les embrassait tour a tour, essuyait leurs larmes. "Tout est fini a present, mes cheris! Plus de malheur, plus de tristesse! Je serai tout a vous et vous serez tout a moi." --Et maman Blidot, et tante Elfy? dit Jacques avec anxiete. Est-ce que nous ne serons plus a elles? XVIII. Premiere inquietude paternelle. 66

« MOUTIER.—Je vous raconterai ca quand nous aurons dine, mon ami; et quand les enfants seront couches.

Ils savent cela, eux, il est inutile qu'ils me l'entendent raconter. LE GENERAL.—Et vous, mon cher, comment se fait-il que vous ayez perdu vos enfants, que vous ayez fait la campagne de Crimee, que vous n'ayez pas retrouve ces enfants au retour? Vous n'avez donc ni pere, ni mere, ni personne? DERIGNY.—Ni pere, ni mere, ni frere, ni soeur, mon general.

Voici mon histoire, plus triste que longue. J'etais fils unique et orphelin; j'ai ete eleve par la grand-mere de ma femme qui etait orpheline comme moi; la pauvre femme est morte; j'avais tire au sort; j'etais le dernier numero de la reserve: pas de chance d'etre appele.

Madeleine et moi, nous restions seuls au monde, je l'aimais, elle m'aimait; nous nous sommes maries; j'avais vingt et un ans; elle en avait seize.

Nous vivions heureux, je gagnais de bonnes journees comme mecanicien-menuisier.

Nous avions ces deux enfants qui completaient notre bonheur; Jacquot etait si bon que nous en pleurions quelquefois, ma femme et moi.

Mais voila-t-il pas, au milieu de notre bonheur, qu'il court des bruits de guerre; j'apprends qu'on appelle la reserve; ma pauvre Madeleine se desole, pleure jour et nuit; moi parti, je la voyais deja dans la misere avec nos deux cherubins; sa sante s'altere; Je recois ma feuille de route pour rejoindre le regiment dans un mois.

Le chagrin de Madeleine me rend fou; je perds la tete; nous vendons notre mobilier et nous partons pour echapper au service; je n'avais plus que six mois a faire pour finir mon temps et etre exempt.

Nous allons toujours, tantot a pied, tantot en carriole; nous arrivons dans un joli endroit a vingt lieues d'ici; je loue une maison isolee ou nous vivions caches dans une demi-misere, car nous menagions nos fonds, n'osant pas demander de l'ouvrage de peur d'etre pris: ma femme devient de plus en plus malade; elle meurt (la voix de Derigny tremblait en prononcant ces mots); elle meurt, me laissant ces deux pauvres petits a soigner et a nourrir.

Pendant notre sejour dans cette maison, tout en evitant d'etre connus, nous avions pourtant toujours ete a la messe et aux offices les dimanches et fetes; la paleur de ma femme, la gentillesse des enfants attiraient l'attention; quand elle fut plus mal, elle demanda M.

le cure qui vint la voir plusieurs fois, et, lorsque je la perdis, il fallut faire ma declaration a la mairie et donner mon nom; trois semaines apres, le jour meme ou le venais de donner a mes enfants mon dernier morceau de pain et ou j'allais les emmener pour chercher de l'ouvrage ailleurs, je fus pris par les gendarmes et force de rejoindre sous escorte, malgre mes supplications et mon desespoir.

Un des gendarmes me promit de revenir chercher mes enfants; j'ai su depuis qu'il ne l'avait pas pu de suite, et que plus tard il ne les avait plus retrouves.

Arrive au corps, je fus mis au cachot pour n'avoir pas rejoint a temps.

Lorsque j'en sortis, je demandai un conge pour aller chercher mes enfants et les faire recevoir enfants de troupe; mon colonel, qui etait un brave homme, y consentit; quand je revins a Kerbiniac, il me fut impossible de retrouver aucune trace de mes enfants; personne ne les avait vus.

Je courus tous les environs nuit et jour, je m'adressai a la gendarmerie, a la police des villes.

Je dus rejoindre mon regiment et partir pour le Midi sans savoir ce qu'etaient devenus ces chers bien-aimes.

Dieu sait ce que j'ai souffert.

Jamais ma pensee n'a pu se distraire du souvenir de mes enfants et de ma femme.

Et, si je n'avais conserve les sentiments religieux de mon enfance, je n'aurais pas pu supporter la vie de douleur et d'angoisse a laquelle je me trouvais condamne.

Tout m'etait egal, tout, excepte d'offenser le bon Dieu.

Voila toute mon histoire, mon general; elle est courte, mais bien remplie par la souffrance. XVIII.

Premiere inquietude paternelle. Jacques et Paul avaient ecoute parler leur pere sans le quitter des yeux; ils se serraient de plus en plus contre lui; quand il eut fini, tous deux se jeterent dans ses bras; Paul sanglotait, Jacques pleurait tout bas.

Leur pere les embrassait tour a tour, essuyait leurs larmes. “Tout est fini a present, mes cheris! Plus de malheur, plus de tristesse! Je serai tout a vous et vous serez tout a moi.” —Et maman Blidot, et tante Elfy? dit Jacques avec anxiete.

Est-ce que nous ne serons plus a elles? L'auberge de l'ange gardien XVIII.

Premiere inquietude paternelle.

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