L'Argent Violemment, il eut un geste d'affirmation.
Publié le 11/04/2014
Extrait du document
«
Mme Caroline elle-même s'était remise à rire.
Et la conversation continua sur un ton de familière
bienveillance.
" C'est que j'aime beaucoup mon frère, c'est que je vous aime vous- même plus que vous ne pensez, et cela
me ferait un gros chagrin de vous voir vous engager dans des trafics louches, où il n'y a, au bout, que désastre
et que tristesse...
Ainsi, tenez ! puisque nous en sommes là- dessus, la spéculation, le jeu à la Bourse, eh bien
! j'en ai une terreur folle.
J'étais si heureuse, dans le projet de statuts, que vous m'avez fait recopier, d'avoir lu,
à l'article 8, que la société s'interdisait rigoureusement toute opération à terme.
C'était s'interdire le jeu,
n'est-ce pas ? Et puis, vous m'avez désenchantée, en vous moquant de moi, en m'expliquant que c'était là un
simple article d'apparat, une formule de style que toutes les sociétés tenaient à honneur d'inscrire et que pas
une n'observait...
Vous ne savez pas ce que je voudrais, moi ? ce serait qu'à la place de ces actions, ces
cinquante mille actions que vous allez lancer, vous n'émettiez que des obligations.
Oh ! vous voyez que je
suis très forte, depuis que je lis le Code, je n'ignore plus qu'on ne joue pas sur une obligation, qu'un
obligataire est un simple prêteur qui touche tant pour cent sur son prêt, sans être intéressé dans les bénéfices,
tandis que l'actionnaire est un associé courant la chance des bénéfices et des pertes...
Dites, pourquoi pas des
obligations, ça me rassurerait tant, je serais si heureuse ! "
Elle outrait plaisamment la supplication de sa requête, pour cacher sa réelle inquiétude.
Et Saccard répondit
sur le même ton, avec un emportement comique.
" Des obligations, des obligations ! mais jamais !...
Que voulez-vous fiche avec des obligations ? C'est de la
matière morte...
Comprenez donc que la spéculation, le jeu est le rouage central, le coeur même, dans une
vaste affaire comme la nôtre.
Oui ! il appelle le sang, il le prend partout par petits ruisseaux, l'amasse, le
renvoie en fleuves dans tous les sens, établit une énorme circulation d'argent, qui est la vie même des grandes
affaires.
Sans lui, les grands mouvements de capitaux, les grands travaux civilisateurs qui en résultent, sont
radicalement impossibles...
C'est comme pour les sociétés anonymes, a-t-on assez crié contre elles, a-t-on
assez répété qu'elles étaient des tripots et des coupe-gorge.
La vérité est que, sans elles, nous n'aurions ni les
chemins de fer, ni aucune des énormes entreprises modernes, qui ont renouvelé le monde ; car pas une
fortune n'aurait suffi à les mener à bien, de même que pas un individu, ni même un groupe d'individus,
n'aurait voulu en courir les risques.
Les risques, tout est là, et la grandeur du but aussi.
Il faut un projet vaste,
dont l'ampleur saisisse l'imagination ; il faut l'espoir d'un gain considérable, d'un coup de loterie qui décuple
la mise de fonds, quand elle ne l'emporte pas ; et alors les passions s'allument, la vie afflue, chacun apporte
son argent, vous pouvez repétrir la terre.
Quel mal voyez-vous là ? Les risques courus sont volontaires,
répartis sur un nombre infini de personnes, inégaux et limités selon la fortune et l'audace de chacun.
On perd,
mais on gagne, on espère un bon numéro, mais on doit s'attendre toujours à en tirer un mauvais, et l'humanité
n'a pas de rêve plus entêté ni plus ardent, tenter le hasard, obtenir tout de son caprice, être roi, être dieu ! "
Peu à peu, Saccard ne riait plus, se redressait sur ses petites jambes, s'enflammait d'une ardeur lyrique, avec
des gestes qui jetaient ses paroles aux quatre coins du ciel.
" Tenez, nous autres, avec notre Banque universelle, n'allons-nous pas couvrir l'horizon le plus large, toute
une trouée sur le vieux monde de l'Asie, un champ sans limite à la pioche du progrès et à la rêverie des
chercheurs d'or.
Certes, jamais ambition n'a été plus colossale, et, je l'accorde, jamais non plus conditions de
succès ou d'insuccès n'ont été plus obscures.
Mais c'est justement pour cela que nous sommes dans les termes
mêmes du problème, et que nous déterminerons, j'en ai la conviction, un engouement extraordinaire dans le
public, dès que nous serons connus...
Notre Banque universelle, mon Dieu ! elle va être d'abord la maison
classique qui traitera de toutes affaires de banque, de crédit et d'escompte, recevra des fonds en comptes
courants, contractera, négociera ou émettra des emprunts.
Seulement, l'outil que j'en veux faire surtout, c'est
une machine à lancer les grands projets de votre frère : là sera son véritable rôle, ses bénéfices croissants, sa
puissance peu à peu dominatrice.
Elle est fondée, en somme, pour prêter son concours à des sociétés
financières et industrielles, que nous établirons dans les pays étrangers, dont nous placerons les actions, qui L'Argent
IV 60.
»
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