L'Argent qu'on lui rapportait de toutes parts.
Publié le 11/04/2014
Extrait du document
«
Se levant, il l'interrompit.
Lui qui ne riait jamais, il eut un petit ricanement, tellement cette duperie brutale à
l'égard d'une femme jeune et jolie, l'amusait.
" Un conseil, mais je ne vous le refuse pas, ma bonne amie...
Ecoutez-moi bien.
Ne jouez pas, ne jouez
jamais.
Ça vous rendra laide, c'est très vilain, une femme qui joue.
"
Et, quand elle s'en fut allée, hors d'elle, il s'enferma avec ses deux fils et son gendre, distribua les rôles,
envoya tout de suite chez Jacoby et chez d'autres agents de change, pour préparer le grand coup du
lendemain.
Son plan était simple : faire ce que la prudence l'avait empêché de risquer jusque-là, dans son
ignorance de la véritable situation de l'Universelle ; écraser le marché sous des ventes énormes, maintenant
qu'il savait cette dernière bout de ressources, incapable de soutenir les cours.
Il allait faire avancer la réserve
formidable de son milliard, en général qui veut en finir et que ses espions ont renseigné sur le point faible de
l'ennemi.
La logique triompherait, toute action est condamnée, qui monte au-delà de la valeur vraie qu'elle
représente.
Justement, ce jour-là, vers cinq heures, Saccard, averti du danger par son flair, se rendit chez Daigremont.
Il
était fiévreux, il sentait que l'heure devenait pressante de porter un coup aux baissiers, si l'on ne voulait se
laisser battre définitivement par eux.
Et son idée géante le travaillait, la colossale armée de six cents millions
à lever encore pour la conquête du monde.
Daigremont le reçut avec son amabilité ordinaire, dans son hôtel
princier, au milieu de ses tableaux de prix, de tout ce luxe éclatant, que payaient, chaque quinzaine, les
différences de Bourse, sans qu'on sût au juste ce qu'il y avait de solide derrière ce décor, toujours sous la
menace d'être emporté par un caprice de la chance.
Jusque-là, il n'avait pas trahi l'Universelle, refusant de
vendre, affectant de montrer une confiance absolue, heureux de cette attitude de beau joueur à la hausse, dont
il tirait du reste de gros profits ; et même il s'était plu à ne pas broncher, après la liquidation mauvaise du 15,
convaincu, disait-il partout, que la hausse allait reprendre, l'oeil aux aguets pourtant, prêt à passer à l'ennemi,
dès le premier symptôme grave.
La visite de Saccard, l'extraordinaire énergie dont il faisait preuve, l'idée
énorme qu'il lui développa de tout ramasser sur le marché le frappèrent d'une véritable admiration.
C'était
fou, mais les grands hommes de guerre et de finance ne sont-ils pas souvent que des fous qui réussissent ? Et
il promit formellement de se porter à son secours, dès la Bourse du lendemain : il avait déjà de fortes
positions, il passerait chez Delarocque, son agent, pour en prendre de nouvelles ; sans compter ses amis qu'il
irait voir, toute une sorte de syndicat dont il amènerait le renfort.
On pouvait, selon lui, chiffrer à une centaine
de millions ce nouveau corps d'armée, d'un emploi immédiat.
Cela suffirait.
Saccard, radieux, certain de
vaincre, s'arrêta sur-le-champ le plan de la bataille, tout un mouvement tournant d'une rare hardiesse,
emprunté aux plus illustres capitaines d'abord, au début de la Bourse, une simple escarmouche pour attirer les
baissiers et leur donner confiance ; puis, quand ils auraient obtenu un premier succès, quand les cours
baisseraient, l'arrivée de Daigremont et de ses amis avec leur grosse artillerie, tous ces millions inattendus,
débouchant d'un pli de terrain, prenant les baissiers en queue et les culbutant.
Ce serait un écrasement, un
massacre.
Les deux hommes se séparèrent avec des poignées de main et des rires de triomphe.
Une heure plus tard, comme Daigremont, qui dînait en ville, allait s'habiller, il reçut une autre visite, celle de
la baronne Sandorff.
Dans son désarroi, elle venait d'avoir l'inspiration de le consulter.
On l'avait un instant
dite sa maîtresse ; mais, réellement, il n'y avait eu entre eux qu'une camaraderie très libre d'homme à femme.
Tous deux étaient trop félins, se devinaient trop, pour en arriver à la duperie d'une liaison.
Elle conta ses
craintes, la démarche chez Gundermann, la réponse de celui-ci, en mentant d'ailleurs sur la fièvre de trahison
qui l'avait poussée.
Et Daigremont s'égaya, s'amusa à l'effarer davantage, l'air ébranlé, près de croire que
Gundermann disait vrai, quand il jurait qu'il n'était pas à la baisse ; car est-ce qu'on sait jamais ? c'est un vrai
bois que la Bourse, un bois par une nuit obscure, où chacun marche à tâtons.
Dans ces ténèbres, si l'on a le
malheur d'écouter tout ce qu'on invente d'inepte et de contradictoire, on est certain de se casser la figure.
" Alors, demanda-t-elle anxieusement, je ne dois pas vendre ? L'Argent
X 180.
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