L'AMOUR ET LE TEMPS selon KIERKEGAARD
Publié le 03/04/2011
Extrait du document
Toi qui as tant observé, tu m'approuveras dans cette remarque générale que les hommes se répartissent en deux grandes classes, suivant qu'ils vivent surtout dans l'espérance ou dans le ressouvenir. Les deux catégories témoignent d'une attitude erronée à l'égard du temps. L'homme sain vit à la fois dans l'espérance et dans le ressouvenir, et c'est seulement ainsi que sa vie prend une continuité vraie et pleine. Il a donc l'espérance; aussi ne veut-il pas comme ceux qui vivent exclusivement de ressouvenir, remonter le cours du temps. Que fait donc en sa faveur le ressouvenir (car il faut bien qu'il ait quelque influence)? Il note d'une croix le tonde l'instant; plus il remonte en arrière et trouve de répétitions, plus aussi il trouve de croix. Quand par exemple, on vit dans l'année présente un moment érotique, ce moment s'accroît du fait qu'il est l'objet d'un ressouvenir de l'année précédente, etc. C'est ce que la vie conjugale exprime dans une jolie coutume. Je ne sais à quel âge du monde nous en sommes, mais tu le sais comme moi, on dit qu'il y eut d'abord l'âge d'or, puis l'âge d'argent, puis l'âge de bronze, puis l'âge de fer. Dans le mariage, c'est l'inverse : d'abord viennent les noces d'argent, puis les noces d'or. Le ressouvenir n'est-il pas en ces solennités le fait caractéristique? Cependant le vocabulaire conjugal les considère comme plus belles encore que les premières noces. Mais i' ne faut pas s'y méprendre, comme dans le cas où il te plairait de dire qu'il serait mieux encore de convoler en justes noces au berceau, afin de pouvoir d'abord et sans retard, célébrer ses noces d'argent, et d'avoir l'espérance d'être le premier inventeur d'un terme tout neuf dans le dictionnaire de la vie conjugale. Tu vois sans doute toi-même le vice de ta plaisanterie, et je ne m'y arrêterai pas. En revanche, je rappellerai que les individus ne vivent pas seulement dans l'espérance, mais que pour eux, espérance et ressouvenir se compénètrent constamment dans le temps présent. Aux premières noces, l'espérance a donc bien le même effet que le ressouvenir aux dernières. Elle les déborde comme une espérance faite d'éternité qui remplit le moment. Tu en reconnaîtras la justesse en songeant que si l'on se mariait seulement avec l'espoir des noces d'argent et en espérant de nouveau pendant vingt-cinq ans, et ainsi de suite, la vingt-cinquième année arrivant, l'on aurait aucun titre pour célébrer le premier jubilé; car on aurait aucun sujet de ressouvenir, puisque tout se serait disloqué dans la perpétuelle espérance. Je me suis d'ailleurs souvent demandé d'où vient que, suivant la pensée et le langage courants, le célibat est entièrement privé de ces perspectives, et qu'au contraire, on livre plutôt au ridicule un vieux garçon qui réussit à célébrer un jubilé. La raison en est sans doute celle que l'on admet communément : le célibat ne peut jamais bien saisir le vrai temps présent, synthèse d'espérance et de ressouvenir, et il s'en tient par suite volontiers soit à l'une, soit à l'autre. Mais cette observation souligne encore l'exactitude du rapport que l'amour soutient avec le temps. Kierkegaard, L'Alternative Valeur esthétique du mariage traduit par Tisseau, Bazoges-en-Vareds (Vendée)
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