LA «VIRTU» CHOISIT LES MOYENS D'ACTION ADAPTÉS AUX CIRCONSTANCES (Discours sur Tite-Live, Livre III, Chapitre XXI)
Publié le 07/02/2011
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Il semble donc que la victoire ne dépend pas de telle ou telle conduite et que les vertus louées dans le discours précédent ne rendent ni plus heureux, ni plus puissant, puisque la gloire et la réputation sont quelquefois le prix des vices contraires ; et pour ne pas quitter mes deux grands hommes et mieux illustrer mon propos, je dis que nous voyons Scipion, dès son entrée en Espagne, y gagner toute la nation et s'y faire vénérer et adorer des peuples pour son humanité et son grand cœur ; qu'en revanche, nous voyons Annibal, quand il envahit l'Italie, s'y comporter avec violence, cruauté et avarice ; y déployer tous les genres de perfidies, et y obtenir néanmoins les mêmes succès que Scipion en Espagne : les villes, les peuples entiers se révoltent pour embrasser son parti. En recherchant les causes de cette différence, on en trouve plusieurs, fondées dans la nature même des événements de ce genre : la première est la fureur des hommes pour la nouveauté, fureur qui agit autant sur les heureux que sur les malheureux ; nous l'avons déjà dit, et c'est pure vérité, que les hommes se désolent de la misère et se dégoûtent du bien-être. Une telle fureur ouvre les portes d'une contrée à quiconque y prend l'initiative d'une innovation. S'il vient du dehors, on court au-devant de lui ; s'il est du pays, on l'environne, on grossit, on favorise son parti ; quels que soient sa marche et son parti, il fait des progrès rapides. En second lieu, deux grands mobiles font agir les hommes, l'amour, et la crainte, en sorte que celui qui se fait aimer prend autant d'empire sur eux que celui qui se fait craindre. Disons bien que la crainte rend souvent leur soumission plus prompte et plus assurée. Partant, il importe assez peu qu'un chef choisisse l'un ou l'autre de ces procédés, pourvu qu'il soit homme d'assez grande virtù pour se faire un grand nom parmi les hommes. Quand cette virtù est celle d'Annibal ou de Scipion, elle rachète toutes les fautes auxquelles expose un trop grand désir de se voir aimé ou craint. Ces deux désirs peuvent produire beaucoup de maux et mener un prince à sa perte. Celui qui porte trop loin le désir de se faire aimer ne recueille bien vite que le dédain, si peu qu'il passe la juste mesure ; et celui qui la passe pour trop se faire craindre, ne recueille que la haine. Il n'est point donné à notre nature de pouvoir tenir exactement un juste milieu. Tout excès d'un côté ou de l'autre doit donc être racheté par une virtù comme celle d'Annibal et Scipion ; on voit que néanmoins l'un et l'autre eurent tantôt à pâtir, tantôt à se louer de leur manière d'agir. Nous avons dit les succès qu'elle leur valut : en voici les revers. Scipion eut le malheur de voir en Espagne ses soldats et une partie de ses alliés se révolter contre lui : cela vint uniquement de ce qu'il ne leur inspirait aucune crainte, car il y a dans les hommes une humeur inquiète qui est telle que si l'on ouvre la plus petite porte à leur ambition, ils oublient à l'instant toute leur affection pour un prince que sa bonté leur avait fait chérir. Tel fut l'exemple que donnèrent les troupes et les alliés de Scipion qu'il fut forcé, pour arrêter le mal, de recourir à ces mesures de rigueur pour lesquelles il avait montré tant d'éloignement. Quant à Annibal, il ne paraît pas que sa cruauté et son peu de foi lui aient attiré des revers particuliers ; mais on doit présumer que la ville de Naples, ainsi que plusieurs autres, ne demeurèrent fidèles aux Romains que par la peur que leur inspira cette réputation. Il est au moins bien certain que cela fit concevoir au peuple romain plus de haine pour lui que pour aucun autre de ses ennemis. Rome, qui avait révélé à Pyrrhus, lors même qu'il était encore en Italie avec son armée, l'offre faite par son médecin de l'empoisonner, poursuivit Annibal, errant et désarmé, avec tant d'acharnement qu'elle le contraignit à se donner la mort. Il est vrai que si l'impiété, la perfidie et la cruauté d'Annibal eurent pour lui des suites si funestes, il leur dut aussi un avantage très grand et admiré par tous les historiens : celui de n'avoir vu s'élever dans une armée composée d'hommes de tant de nations différentes, ni dissensions entre eux, ni séditions contre leur chef. Cet ordre n'était dû qu'à la crainte générale qu'il inspirait ; elle était si grande dans l'âme de ses soldats que, jointe à sa haute réputation, elle étouffait parmi eux jusqu'à l'idée d'une querelle ou d'un soulèvement. Je pense donc qu'il doit être à peu près indifférent qu'un capitaine emploie l'un ou l'autre de ces deux moyens, pourvu qu'il ait des qualités capables de tempérer l'effet des excès qu'il pourrait s'y permettre. Ce qui a été dit montre que tous les deux ont leurs défauts et leurs dangers, si l'on n'est pas soutenu par une exceptionnelle virtù.
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