La Vie moderne et la sensibilité
Publié le 26/04/2011
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Commençons par l'examen de cette faculté qui est fondamentale et qu'on oppose à tort à l'intelligence, dont elle est, au contraire, la véritable puissance motrice; je veux parler de la sensibilité. Si la sensibilité de l'homme moderne se trouve fortement compromise par les conditions actuelles de sa vie, et si l'avenir semble promettre à cette sensibilité un traitement de plus en plus sévère, nous serons en droit de penser que l'intelligence souffrira profondément de l'altération de la sensibilité. Mais comment se produit cette altération? Notre monde moderne est tout occupé de l'exploitation toujours plus efficace, plus approfondie des énergies naturelles. Non seulement il les recherche et les dépense, pour satisfaire aux nécessités éternelles de la vie, mais il les prodigue, et il s'excite à les prodiguer au point de créer de toutes pièces des besoins inédits (et même que l'on n'eût jamais imaginés), à partir des moyens de contenter ces besoins qui n'existaient pas. Tout se passe dans notre état de civilisation industrielle comme si, ayant inventé quelque substance, on inventait d'après ses propriétés une maladie qu'elle guérisse, une soif qu'elle puisse apaiser, une douleur qu'elle abolisse. On nous inocule donc, pour des fins d'enrichissement, des goûts et des désirs qui n'ont pas de racines dans notre vie physiologique profonde, mais qui résultent d'excitations psychiques ou sensorielles délibérément infligées. L'homme moderne s'enivre de dissipation. Abus de vitesse, abus de lumière, abus de toniques, de stupéfiants, d'excitants. Abus de fréquence dans les impressions; abus de diversité; abus de facilités; abus de merveilles; abus de ces prodigieux moyens de déclenchement, par l'artifice desquels d'immenses effets sont mis sous le doigt d'un enfant. Toute vie actuelle est inséparable de ces abus. Notre système organique, soumis de plus en plus à des expériences mécaniques, physiques et chimiques toujours nouvelles, se comporte, à l'égard de ces puissances et de ces rythmes qu'on lui inflige, à peu près comme il le fait à l'égard d'une intoxication insidieuse. Il s'accommode à son poison; il l'exige bientôt; il en trouve chaque jour la dose insuffisante. L'œil, à l'époque de Ronsard, se contentait d'une chandelle, si ce n'est d'une mèche trempée dans l'huile ; les érudits de ce temps-là, qui travaillaient volontiers la nuit, lisaient (et quels grimoires!), écrivaient sans difficulté, à quelque lueur mouvante et misérable. L'œil, aujourd'hui, réclame vingt, cinquante, cent bougies. L'oreille exige toutes les puissances de l'orchestre, tolère les dissonances les plus féroces, s'accoutume au tonnerre des camions, aux sifflements, aux grincements, aux ronflements des machines, et parfois les veut retrouver dans la musique des concerts. [...] Enfin, les événements eux-mêmes sont réclamés comme une nourriture jamais assez relevée. S'il n'y a point, le matin, quelque grand malheur dans le monde, nous sentons un certain vide: « Il n'y a rien, aujourd'hui, dans les journaux! « disons-nous. Nous voilà pris sur le fait, nous sommes tous empoisonnés. Je suis donc fondé à dire qu'il existe pour nous une sorte d'intoxication par l'énergie, comme il y a une intoxication par la hâte, et une autre par la dimension. Les enfants trouvent qu'un navire n'est jamais assez gros, une voiture ou un avion jamais assez vite, et l'idée de la supériorité absolue de la grandeur quantitative, idée dont la naïveté et la grossièreté sont évidentes, je l'espère, est l'une des plus caractéristiques de l'espèce humaine moderne. Si 1 on recherche en quoi la manie de la hâte, par exemple, affecte les vertus de l'esprit, on trouve bien aisément autour de soi et en soi-même tous les risques de l'intoxication dont je parlais (...) Je ne suis pas éloigné, en présence de tous ces faits, de conclure ^ue la sensibilité chez les modernes est en voie d'affaiblissement. Paul Valéry, Variété III. Après avoir résumé ou analysé ce texte, vous y choisirez une idée qui vous intéresse et vous la commenterez librement.
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