La Main Gauche Mais, lui soudain.
Publié le 11/04/2014
Extrait du document
«
Il est rien saoul, dit l'un.
Faut le coucher, dit un autre, s'il sort on va le fiche au bloc.
Alors comme il avait de l'argent dans ses poches, la patronne offrit un lit, et les camarades, ivres eux-mêmes
à ne pas tenir debout, le hissèrent par l'étroit escalier jusqu'à la chambre de la femme qui l'avait reçu tout à
l'heure, et qui demeura sur une chaise, au pied de la couche criminelle, en pleurant autant que lui, jusqu'au
matin.
LA MORTE
Je l'avais aimée éperdument! Pourquoi aime-t-on? Est-ce bizarre de ne plus voir dans le monde qu'un être,
de n'avoir plus dans l'esprit qu'une pensée, dans le coeur qu'un désir, et dans la bouche qu'un nom: un nom qui
inonde incessamment, qui monte, comme l'eau d'une source, des profondeurs de l'âme, qui monte aux lèvres,
et qu'on dit, qu'on redit, qu'on murmure sans cesse, partout, ainsi qu'une prière.
Je ne conterai point notre histoire.
L'amour n'en a qu'une; toujours la même.
Je l'avais rencontrée et aimée.
Voilà tout.
Et j'avais vécu pendant un an dans sa tendresse, dans ses bras, dans sa caresse, dans son regard,
dans ses robes, dans sa parole, enveloppé, lié, emprisonné dans tout ce qui venait d'elle, d'une façon si
complète que je ne savais plus s'il faisait jour ou nuit, si j'étais mort ou vivant, sur la vieille terre ou ailleurs.
Et voilà qu'elle mourut.
Comment? Je ne sais pas, je ne sais plus.
Elle rentra mouillée, un soir de pluie, et le lendemain, elle toussait.
Elle toussa pendant une semaine environ et
prit le lit.
Que s'est-il passé.
Je ne sais plus.
Des médecins venaient, écrivaient, s'en allaient.
On apportait des remèdes; une femme les lui faisait boire.
Ses
mains étaient chaudes, son front brûlant et humide, son regard brillant et triste.
Je lui parlais, elle me
répondait.
Que nous sommes-nous dit? Je ne sais plus.
J'ai tout oublié, tout, tout! Elle mourut, je me rappelle
très bien son petit soupir, son petit soupir si faible, le dernier.
La garde dit: «Ah!» Je compris, je compris!
Je n'ai plus rien su.
Rien.
Je vis un prêtre qui prononça ce mot: «Votre maîtresse».
Il me sembla qu'il
l'insultait.
Puisqu'elle était morte on n'avait plus le droit de savoir cela.
Je le chassai.
Un autre vint qui fut très
bon, très doux.
Je pleurai quand il me parla d'elle.
On me consulta sur mille choses pour l'enterrement.
Je ne sais plus.
Je me rappelle cependant très bien le
cercueil, le bruit des coups de marteau quand on la cloua dedans.
Ah! mon Dieu!
Elle fut enterrée! Enterrée! Elle! dans ce trou! Quelques personnes étaient venues, des amies.
Je me sauvai.
Je
courus.
Je marchai longtemps à travers des rues.
Puis je rentrai chez moi.
Le lendemain je partis pour un
voyage.
Hier, je suis rentré à Paris.
Quand je revis ma chambre, notre chambre, notre lit, nos meubles, toute cette maison où était resté tout ce qui
reste de la vie d'un être après sa mort, je fus saisi par un retour de chagrin si violent que je faillis ouvrir la
fenêtre et me jeter dans la rue.
Ne pouvant plus demeurer au milieu de ces choses, de ces murs qui l'avaient
enfermée, abritée, et qui devaient garder dans leurs imperceptibles fissures mille atomes d'elle, de sa chair et La Main Gauche
LA MORTE 76.
»
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