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LA LIBERTÉ POLITIQUE ANTIDOTE DE L'INDIVIDUALISME

Publié le 22/08/2011

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Le despotisme, qui de sa nature est craintif, voit dans l'isolement des hommes le gage le plus certain de sa propre durée, et il met d'ordinaire tous ses soins à les isoler. Il n'est pas de vice du coeur humain qui lui agrée autant que l'égoïsme : un despote pardonne aisément aux gouvernés de ne point l'aimer, pourvu qu'ils ne s'aiment pas entre eux. Il ne leur demande pas de l'aider à conduire l'Etat; c'est assez qu'ils ne prétendent point à le diriger eux-mêmes. Il appelle esprits turbulents et inquiets ceux qui prétendent unir leurs efforts pour créer la prospérité commune, et, changeant le sens naturel des mots, il nomme bons citoyens ceux qui se renferment étroitement en eux-mêmes. Ainsi, les vices que le despotisme fait naître sont précisément ceux que l'égalité favorise. Ces deux choses se complètent et s'entraident d'une manière funeste. L'égalité place les hommes à côté les uns des autres, sans lien commun qui les retienne. Le despotisme élève des barrières entre eux et les sépare. Elle les dispose à ne point songer à leurs semblables et il leur fait une sorte de vertu publique de l'indifférence. Le despotisme, qui est dangereux dans tous les temps, est donc particulièrement à craindre dans les siècles démocratiques... Lorsque les citoyens sont forcés de s'occuper des affaires publiques, ils sont tirés nécessairement du milieu de leurs intérêts individuels et arrachés, de temps à autre, à la vue d'eux-mêmes. Du moment où l'on traite en commun les affaires communes, chaque homme aperçoit qu'il n'est pas aussi indépendant de ses semblables qu'il se le figurait d'abord, et que, pour obtenir leur appui, il faut souvent leur prêter son concours. Quand le public gouverne, il n'y a pas d'homme qui ne sente le prix de la bienveillance publique et qui ne cherche à la captiver en s'attirant l'estime et l'affection de ceux au milieu desquels il doit vivre. Je sais qu'on peut m'opposer ici toutes les intrigues qu'une élection fait naître, les moyens honteux dont les candidats se servent souvent et les calomnies que leurs ennemis répandent. Ce sont là des occasions de haines, et elles se représentent d'autant plus souvent que les élections deviennent plus fréquentes. Ces maux sont grands, sans doute, mais ils sont passagers, tandis que les biens qui naissent avec eux demeurent. L'envie d'être élu peut porter momentanément certains hommes à se faire la guerre; mais ce même désir porte à la longue tous les hommes à se prêter un mutuel appui; le système électoral rapproche d'une manière permanente une multitude de citoyens qui seraient toujours restés étrangers les uns aux autres. La liberté crée des haines particulières, mais le despotisme fait naître l'indifférence générale... On tire difficilement un homme de lui-même pour l'intéresser à la destinée de tout Etat, parce qu'il comprend mal l'influence que la destinée de l'Etat peut exercer sur son sort. Mais faut-il faire passer un chemin au bout de son domaine, il verra d'un premier coup d'oeil qu'il se rencontre un rapport entre cette petite affaire publique et ses plus grandes affaires privées, et il découvrira, sans qu'on le lui montre, le lien étroit qui unit ici l'intérêt particulier à l'intérêt général. C'est donc en chargeant les citoyens de l'administration des petites affaires, bien plus qu'en leur livrant le gouvernement des grandes, qu'on les intéresse au bien public et qu'on leur fait voir le besoin qu'ils ont sans cesse les uns des autres pour le produire. On peut, par une action d'éclat, captiver tout à coup la faveur d'un peuple; mais, pour gagner l'amour et le respect de la population qui vous entoure, il faut une longue succession de petits services rendus, de bons offices obscurs, une habitude constante de bienveillance et une réputation bien établie de désintéressement. Les libertés locales, qui font qu'un grand nombre de citoyens mettent du prix à l'affection de leurs voisins et de leurs proches, ramènent donc sans cesse les hommes les uns vers les autres, en dépit des instincts qui les séparent, et les forcent à s'entraider... Les institutions libres et les droits politiques rappellent sans cesse, et de mille manières, à chaque citoyen, qu'il vit en société. Elles ramènent à tout moment son esprit vers cette idée, que le devoir aussi bien que l'intérêt des hommes est de se rendre utiles à leurs semblables; et, comme il ne voit aucun sujet particulier de les haïr, puisqu'il n'est jamais ni leur esclave ni leur maître, son coeur penche aisément du côté de la bienveillance. On s'occupe d'abord de l'intérêt général par nécessité, et puis par choix; ce qui était calcul devient instinct; et, à force de travailler au bien de ses concitoyens, on prend enfin l'habitude et le goût de les servir. Beaucoup de gens en France considèrent l'égalité des conditions comme un premier mal, et la liberté politique comme un second. Quand ils sont obligés de subir l'une, ils s'efforcent du moins d'échapper à l'autre. Et moi, je dis que, pour combattre les maux que l'égalité peut produire, il n'y a qu'un remède efficace : c'est la liberté politique.

A. de TOCQUEVILLE. De la démocratie en Amérique, Livre II, 2e partie.

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