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La culture littéraire

Publié le 23/04/2011

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Il faut se rappeler que la plupart des critiques sont des hommes qui n'ont pas eu beaucoup de chance et qui, au moment où ils allaient désespérer, ont trouvé une petite place tranquille de gardien de cimetière. Dieu sait si les cimetières sont paisibles : il n'en est pas de plus riant qu'une bibliothèque. Les morts sont là : ils n'ont fait qu'écrire; ils sont lavés depuis longtemps du péché de vivre et d'ailleurs on ne connaît leur vie que par d'autres livres que d'autres morts ont écrits sur eux. Rimbaud est mort: Morts Paterne Berrichon et Isabelle Rimbaud ; les gêneurs ont disparu, il ne reste que les petits cercueils qu'on range sur des planches, le long des murs, comme les urnes d'un columbarium. Le critique vit mal, sa femme ne l'apprécie pas comme il faudrait, ses fils sont ingrats les fins de mois difficiles. Mais il lui est toujours possible d'entrer dans sa bibliothèque, de prendre un livre sur un rayon et de l'ouvrir. Il s'en échappe une légère odeur de cave et une opération étrange commence, qu'il a décidé de nommer la lecture. Par un certain côté, c'est une possession : on prête son corps aux morts pour qu'ils puissent revivre. Et par un autre côté, c'est un contact avec l'au-delà. Le livre, en effet, n'est point un objet, ni non plus un acte ni même une pensée : écrit par un mort sur des choses mortes, il n'a plus aucune place sur cette terre, il ne parle de rien qui nous intéresse directement ; laissé à lui-même il se tasse et s'effondre, il ne reste que des taches d'encre sur du papier moisi, et quand le critique ranime ces taches, quand il en fait des lettres et des mots, elles lui parlent de passions qu'il n'éprouve pas, de colères sans objets, de craintes et d'espoirs défunts. C'est tout un monde désincarné qui l'entoure où les affections humaines, parce qu'elles ne touchent plus, sont passées au rang d'affections exemplaires, et pour tout dire, de valeurs. Aussi se persuade-t-il d'être entré en commerce avec un monde intelligible qui est comme la vérité de ses souffrances quotidiennes et leur raison d'être. Il pense que la nature imite l'art comme, pour Platon, le monde sensible imitait celui des archétypes. Et, pendant le temps qu'il lit, sa vie de tous les jours devient une apparence. Une apparence sa femme acariâtre, une apparence son fils bossu : et qui seront sauvées parce que Xénophon a fait le portrait de Xanthippe (1) et Shakespeare celui de Richard III. C'est une fête pour lui quand les auteurs contemporains lui font la grâce de mourir : leurs livres, trop crus, trop vivants, trop pressants, passent de l'autre bord, ils touchent de moins en moins et deviennent de plus en plus beaux ; après un court séjour au purgatoire, ils vont peupler le ciel intelligible de nouvelles valeurs. Nos critiques sont des Cathares (2) : ils ne veulent rien avoir à faire avec le monde réel sauf d'y manger et d'y boire et, puisqu'il faut absolument vivre dans le commerce de nos semblables, ils ont choisi que ce soit dans celui des défunts. Ils ne se passionnent que pour les affaires classées, les querelles closes, les histoires dont on sait la fin. Ils ne parient jamais sur une issue incertaine et comme l'histoire a décidé pour eux, comme les objets qui terrifiaient ou indignaient les auteurs qu'ils lisent ont disparu, comme à deux siècles de distance la vanité de disputes sanglantes apparaît clairement, ils peuvent s'enchanter du balancement des périodes, et tout se passe pour eux comme si la littérature tout entière n'était qu'une vaste tautologie (3) et comme si chaque nouveau prosateur avait inventé une nouvelle manière de parler pour ne rien dire. Parler des archétypes et de 1' « humaine nature «, parler pour ne rien dire?...

Les grands écrivains voulaient détruire, édifier, démontrer. Mais nous ne retenons plus les preuves qu'ils ont avancées parce que nous n'avons aucun souci de ce qu'ils entendent prouver. Les abus qu'ils dénonçaient ne sont plus de notre temps ; il y en a d'autres qui nous indignent et qu'ils ne soupçonnaient pas ; l'histoire a démenti certaines de leurs prévisions et celles qui se réalisèrent sont devenues vraies depuis si longtemps que nous avons oublié qu'elles furent d'abord des traits de leur génie ; quelques-unes de leurs pensées sont tout à fait mortes et il y en a d'autres que le genre humain tout entier a reprises à son compte et que nous tenons pour des lieux communs. Il s'ensuit que les meilleurs arguments de ces auteurs ont perdu leur efficience ; nous en admirons seulement l'ordre et la rigueur ; leur agencement le plus serré n'est à nos yeux qu'une parure, une architecture élégante de l'exposition, sans plus d'application pratique que ces autres architectures : les fugues de Bach, les arabesques de l'Alhambra... Lorsqu'un livre présente ainsi des pensées grisantes qui n'offrent l'apparence de raisons que pour fondre sous le regard et se réduire à des battements de cœur, lorsque l'enseignement qu'on en peut tirer est radicalement différent de celui que son auteur voulait donner, on nomme ce livre un message. Rousseau, père de la révolution française, et Gobineau, père du racisme, nous ont envoyé des messages l'un et l'autre. Et le critique les considère avec une égale sympathie. Vivants, il lui faudrait opter pour l'un contre l'autre, aimer l'un, haïr l'autre. Mais ce qui les rapproche avant tout, c'est qu'ils ont un même tort, profond et délicieux : ils sont morts. Jean-Paul Sartre, Situations, tome II. • Selon votre préférence, vous résumerez ou analyserez ce texte de Jean-Paul Sartre. Puis vous en dégagerez un thème qui vous paraîtra particulièrement intéressant. Après avoir soigneusement précisé les données de la question ainsi retenue, vous direz les réflexions qu'elle vous inspire. (1) Xanthippe : femme de Socrate. (2) Cathares : membres d'une secte hérétique du Moyen Age, les Cathares se tenaient en dehors de la vie catholique, tant à cause de leurs doctrines que des persécutions dont ils furent victimes. (3) Tautologie : répétition de la même idée sous des formes différentes.

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