JEUNES MILITANTS NOIRS

On méconnaît ces terres lointaines qui ne paraissent dans l'imagination des hommes du Centre 1 qu'à la manière de paradis en fin de compte assez peu sérieux. Telle est la politique des dirigeants. Mais la terre de Lambrianne avait revendiqué une sorte d'autonomie. Ses habitants étaient fiers de leur nouveau représentant : une éclatante habileté à l'art du discours, la force elliptique de ses formules, leur poésie à la fois sombre et mystérieusement évidente, cette manière de soleil qu'il prodiguait (disait-on) à chacune des réunions qu'il organisait, sa renommée déjà portée bien au-delà des frontières de la province, contribuaient à en faire un demi-dieu, et la jeunesse ne jurait que par lui. Mais c'était un pays qui bougeait, et il n'était pas seulement question d'un homme ou de ses pouvoirs, ni des histoires, ni du destin de quelques-uns... Le long isolement imposé par la guerre - qu'avait accompagné une réflexion sourde, irrésistible et continue, sur les destins de la cité, et qu'avaient suivi l'éblouissement d'une nouvelle ère, la sensation presque physique d'un trou d'air et d'une envolée - avaient mûri ces jeunes gens. La politique était le nouveau domaine de la dignité. Par un accomplissement, une nécessité inexorables, toute cette génération avait abandonné la naïve crédulité des anciens, dépouillé le vêtement de l'illusoire ressemblance, pour affirmer enfin que l'homme d'ici n'était qu'à sa propre sem-blance. Les mots prenaient dans ces bouches une saveur toute neuve : il y avait là du soleil, du rêve débridé, une passion de connaissance, et la rage de ceux qui savent contre ceux qui oppriment. Mathieu 2 et ses amis avaient propagé la doctrine des libertés, sans vouloir se limiter (ainsi pensaient-ils) aux cadres d'un parti. Pieds nus par bravade, endimanchés par goût de l'insolite, noctambules tenaces. Le peuple, prompt à juger, accordait son indulgence. Ils lisaient tout ce qui venait d'ailleurs, du monde. Ayant appris à ouvrir les yeux sur l'inconcevable misère de ce pays (car ils n'avaient guère souffert, eux, dans leur chair) ils croyaient de plus en plus que la vraie vie est au royaume de l'esprit, où se débrouillent les problèmes essentiels de la faim et du bonheur. L'appétit de savoir qui agite ces régions éloignées, nouvellement venues à la conscience d'elles-mêmes, est inimaginable. Nos jeunes amis s'illuminaient de poètes, de romanciers épiques (leurs préférés) et de toutes sortes de folies. Le miracle était qu'ils ne se trompaient guère, fondant une harmonie nouvelle entre tant de savoirs. Ainsi pouvaient-ils confronter la misère, et vouloir la combattre, sans s'étonner, sans se lamenter, - avec puissance et raison, et un éclat naïf dont ils n'étaient pas maîtres. (...) Mycéa, la jeune amie de Mathieu, semblait ne vivre que de passion politique. Thaël3 découvrit avec stupeur qu'aucun lien, hormis cette commune ardeur militante, n'unissait Mathieu à Mycéa, et que ces jeunes gens voulaient repousser jusqu'à l'idée d'un amour possible — comme si la lutte qu'ils avaient choisi de mener leur imposait une austérité plus résolue encore et plus définitive que la solitude qui était leur quotidien partage. Car vivant dans la même maison, l'un et l'autre s'ignoraient avec patience, se fuyaient délibérément (sauf aux moments des réunions du groupe, où alors et par contrecoup ils étaient soudainement et passionnément du même avis, et cela sans qu'on pût dire que l'un d'eux influençât l'autre) et ils s'appliquaient à une indifférence sauvage qui les faisait peut-être plus complices qu'ils n'auraient voulu. [...]  

Et n'était-ce pas la même Mycéa qui avait dit : « Il faut donner raison aux mots; toute notre quincaillerie de mots est impuissante contre le flot, nous sommes trop jeunes, il faut grandir vite, vite, et que le combat commence «? Et n'était-ce pas comique de penser qu'elle avait alors quinze ans et qu'elle parlait de la sorte? Edouard GLISSANT. La lézarde. Ed. du Seuil, 1958.