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Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778). La Nouvelle Héloïse (extrait)

Publié le 22/03/2011

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rousseau

Vous ferez un commentaire composé de ce passage en présentant vos remarques d'une manière ordonnée : vous pourrez, par exemple, analyser, à travers l'éloquence du texte, l'état d'esprit et l'émotion du personnage ainsi que la portée de sa méditation.

 

Désespéré par un amour impossible, Saint-Preux s'est embarqué sur l'escadre anglaise de l'amiral Anson (il s'agit d'un voyage réel autour du monde —1740-1744—dont Rousseau a lu la relation). A son retour, il écrit à une amie et confidente, Madame d'Orbe. J'ai surgi dans une seconde lie déserte1 plus inconnue, plus charmante encore que la première, et où le plus cruel accident faillit à nous confiner pour jamais. Je fus le seul peut-être qu'un exil si doux n'épouvanta point. Ne suis-je pas désormais partout en exil ? J'ai vu dans ce lieu de délices et d'effroi ce que peut tenter l'industrie humaine pour tirer l'homme civilisé d'une solitude où rien ne lui manque, et le replonger dans un gouffre de nouveaux besoins. J'ai vu dans le vaste Océan, où il devrait être si doux à des hommes d'en rencontrer d'autres, deux grands vaisseaux se chercher, se trouver, s'attaquer, se battre avec fureur, comme si cet espace immense eut été trop petit pour chacun d'eux. Je les ai vus vomir l'un contre l'autre le fer et les flammes. Dans un combat assez court, j'ai vu l'image de l'enfer ; j'ai entendu les cris de joie des vainqueurs couvrir les plaintes des blessés et les gémissements des mourants. J'ai reçu en rougissant ma part d'un immense butin ; je l'ai reçu, mais en dépôt ; et s'il fut pris sur des malheureux, c'est à des malheureux qu'il sera rendu. J'ai vu l'Europe transportée à l'extrémité de l'Afrique par les soins de ce peuple avare2, patient et laborieux, qui a vaincu par le temps et la constance des difficultés que tout l'héroïsme des autres peuples n'a jamais pu surmonter. J'ai vu ces vastes et malheureuses contrées qui ne semblent destinées qu'à couvrir la terre de troupeaux d'esclaves. A leur vil aspect j'ai détourné les yeux de dédain, d'horreur et de pitié ; et, voyant la quatrième partie de mes semblables changée en bêtes pour le service des autres, j'ai gémi d'être homme.

 

1. Il s'agit de l'île de Tinian, en Asie. 2. Avare : au sens de « cupide « dans la langue du xviiie siècle.

 

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