Jean Guéhenno, Sur le chemin des hommes.
Publié le 23/04/2011
Extrait du document
« C'est dans les yeux de n'importe quel petit enfant qu'il faut apprendre à regarder les destins des hommes, et, par leur lumière, se laisser émouvoir. Cette lumière est une promesse, mais de quoi? « Il faudrait traiter toujours avec révérence ce petit enfant solitaire, cette nouvelle promesse, la lui faire reconnaître à lui-même, le conduire doucement jusqu'à lui-même, l'aider à devenir tout ce qu'il peut être, éclaircir tous les rapports que, par nature, il entretient avec le monde, et lui révéler cette force qui est en lui, en lui seul, entre tous les êtres, et lé rend capable quelquefois, à de certaines conditions, de les changer. Les fées, il est vrai, dès le berceau, fata (1), ont une effrayante puissance, et il ne le constatera que trop. Mais je ne sais si toute culture ne consiste pas à donner à ce petit homme confiance en dépit de tout, et à lui faire prendre conscience qu'il est aussi en lui quelque chose capable d'administrer cet étrange et confus domaine où les fées l'ont enfermé. Cette puissance solitaire qui est en lui il faudrait toujours l'augmenter. Il faut l'amener à être soi, autant qu'il se peut. Ne nous laissons pas égarer par les slogans à la mode. On ne formera jamais une grande communauté humaine qu'avec de grands individus. Il faudrait qu'on ne vive ni ne meure par imitation, que chacun invente sa vie, qu'il apprenne à dire d'abord non à bien des choses en lui-même, mais aussi, et surtout aujourd'hui, autour de lui, à un monde plein de fantasmagories, de mensonges et d'artifices, dont la contagion subtile et insensible tend à le détruire, à le déposséder et fait de lui une bête du troupeau — cela afin, ensuite, de dire oui courageusement à ce qu'il aura délibéré et choisi, dans la plénitude de son être. Il faudrait que le petit enfant, devenu un homme* vérifie qu'on ne pense, ce qui s'appelle à proprement parler : penser, que seul, et que tout, dans la réalité* est toujours à recommencer, toute la pensée, et toute son histoire, pour chaque homme qui vient au monde. (...) « La culture... n'est pas enfermée dans les livres. Elle est une manière d'être, une certaine fièvre. Elle n'est rien, si elle ne crée le désir et ne nourrit l'espérance. Nos yeux sont, non pas derrière notre tête, mais sous notre front, au-devant de notre visage, pour que nous regardions vers l'avenir. « Et en même temps qu'on aura ainsi, autant qu'il est possible, installé un jeune homme dans sa force propre et dans son caractère, on le mettra en état de vérité. H ira à la rencontre des choses et des êtres, de tout ce qui n'est pas lui, de l'Autre. On lui aura donné le goût de la sincérité, de la probité, mais on l'aura mis en garde contre une sincérité impérialiste qui tournerait en une volonté de puissance orgueilleuse et vaine. La culture suppose deux démarches alternées. Il faut sortir chaque homme du bruit du monde et le reconduire à sa solitude et à son silence, mais, quand il a ainsi retrouvé son ordre et sa maîtrise, le ramener au monde pour qu'il s'y mêle sans s'y perdre. Une grande conscience, un grand esprit est la rencontre d'une force intérieure sincère et courageuse et de la vérité des choses volontairement et modestement reconnue. Le « soi « va à la rencontre de tous les autres « soi « qui sont le même drame et la même angoisse que lui-même. On vivrait mal dans le monde, demain, sans générosité et sans un vaste cœur. Jamais tant d'hommes n'ont essayé de penser leur vie, la vie. Il ne se peut pas qu'elle n'en soit élargie. (...)
« Après les guerres et de si étranges révolutions, après tant de hontes que nous avons connues, après les villages anéantis, les camps d'extermination, les « maisons des morts « de l'Espagne, de l'Allemagne, de la Russie, on ose à peine écrire ce mot sacré : fraternité. Et pourtant un optimisme modeste commande de croire qu'il va cesser peut-être de n'être qu'un mot. Ce sont les choses mêmes qui vont nous contraindre à « être frère de plus en plus «, sous peine de la mort. Pour dire ici ce qu'il faudrait dire, il faudrait oser parler comme au-delà de soi-même, porté, véritablement inspiré par tous les autres, par leur dénuement et leur espérance. Ce qu'on appelle amour trouverait seul cette parole qui serait égale à l'immense besoin de l'homme d'aujourd'hui. « Il n'y a guère plus de cent cinquante ans que l'humanité a reconnu son unité, et il n'est pas bien étonnant qu'elle traîne encore dans tous les préjugés de ses nationalismes et de ses races. Mais il n'est pas de plus grande urgence que de rendre réelle cette unité conceptuellement enfin reconnue. Il ne se peut pas que, dans le moment que nous vivons, tous ceux qui sont chargés d'enseignement, où que ce soit dans le monde, n'en éprouvent une ferveur nouvelle. « Toutes les vieilles cultures de la terre ont leurs scribes et leurs pharisiens (2) qui tendent à en faire de grandes mystifications hypocrites et tyranniques. « Ils disent et ne font pas «, selon le mot de Jésus. Et les cultures et les politiques qui sont construites sur elles pourrissent et meurent de vanité et d'égoïsme. Elles tournent en volontés de puissance. Elles ne prétendent se faire que des esclaves et des serviteurs, mais tout indique que le moment est venu où il va falloir faire et non pas seulement dire. Les vieilles cultures ne se sauveront elles-mêmes qu'en retournant à la sincérité originelle de leurs prophètes. « Unir les hommes « ne peut plus être seulement une déclamation. C'est reconnaître loyalement leur misère et faire tout ce qu'il y a à faire pour réellement la guérir. « Jean Guéhenno, Sur le chemin des hommes. « La première partie de votre devoir doit condenser ce texte, soit sous la forme d'un résumé qui en donne une image directe en suivant le fil du développement, soit sous (2) Pharisiens : dans l'Évangile, Juifs qui vivaient dans la stricte observance de la Loi, mais que le Christ accusait de formalisme et d'hypocrisie. (1) Fata (mot latin) : le destin.
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