Jean-François REVEL, Le rejet de l'État,
Publié le 21/06/2012
Extrait du document
Éditions Grasset, 1984.
Parmi toutes les idées qui encombrent les cervelles humaines, on en
trouve une dont la sentencieuse énonciation éveille régulièrement dans
toute assistance un frémissement approbatif : « L'objectivité n'existe
pas. «Dans l'information, s'entend. Elle existe ou peut exister paraîtil,
dans la politique, le syndicalisme, la diplomatie, les affaires, la culture,
la justice. Mais la possibilité même en resterait par principe fermée
aux seuls professionnels dont le métier consiste précisément à tenter
d'établir une information exacte. Informer, de par une mystérieuse
loi naturelle, prendrait source et vigueur dans un relativisme intégral.
Les journalistes devraient donc borner leur ambition à juxtaposer des
points de vue, parmi lesquels le public choisirait.
«
Comment un journaliste peut-il laisser dire que l'information juxta
pose de purs éclairages arbitraires et invérifiables des événements, et
que seules leur abondance et leur diversité justifient
la corporation ?
Car des professionnels, dans des livres graves, confessent avec une sorte
de fierté que
« l'objectivité n'est qu'une idéologie ».
On enseigne ce
précepte dans des écoles de journalisme à des étudiants que semble ravir
ce décri de leur métier futur.
Quant aux maîtres du pouvoir politique,
rarement comblés de concessions spontanées,
ils se ruent avec délecta
tion sur
ce cadeau inespéré que leur font les journalistes par le seul
fait de confesser que l'objectivité de l'information est une illusion
démodée.
Cette maxime masochiste ne légitime-t-elle pas en effet toutes
les for
mes directes et indirectes de contrôle des moyens de communication,
rêve caressé depuis
le fond des âges par les gens de pouvoir ? Si toutes
les versions de la réalité
se valent, si aucune n'est vraie, pourquoi celle
du gouvernement mériterait-elle moins
le respect qu'une autre ? Et
quelle immoralité commet-il en effaçant telles versions, telles informa
tions différentes des siennes, mais de l'aveu général aussi arbitraires ?
Aussi la ritournelle de l'impossible objectivité n'est-elle que l'élégant
masque philosophique
d'une bataille contre la liberté même d'infor
mer.
Car cette thèse agite en nous de flatteuses résonances philosophi
ques sur
la« connaissance objective », au sens absolu du terme, et nous
rappelle vaguement tout
ce que les plus grands penseurs ont énoncé
sur la vanité d'espérer définir avec rigueur
un tel idéal.
Quand
les sciences, même dites exactes, relativisent aujourd'hui con
sidérablement
le critère de l'objectivité, comment en effet les sciences
de l'homme, comme l'histoire, dont après tout
le journalisme est la
patrouille de reconnaissance, oseraient-elles
se targuer d'une certitude
totale?
Excellente question, comme disent nos politiciens, mais qui confond
deux niveaux de réflexion.
Si la théorie de la connaissance, la philoso
phie des sciences ont critiqué depuis longtemps l'idée naïve d'une vérité
absolue, en revanche, la pratique de
la science n'en continue pas moins
de reposer sur
le système de la vérification et de la preuve.
Elle rejette
impitoyablement la fausse monnaie.
En un mot, si l'objectivité abso
lue n'existe pas, l'effort pour y parvenir existe bel et bien.
C'est vrai
aussi dans
le journalisme, malgré la difficulté supplémentaire d'opé
rer sur une matière en fusion, semée de pièges, minée de mensonges
et secouée de passions.
Reste néanmoins que l'humble collecte et la véri
fication des faits atteignent, quand
on s'en donne la peine, à une
approximation de vérité toujours flottante, certes, entre
le plausible
et le certain, mais dont il est hypocrite de dire qu'elle est interchangea
ble avec n'importe quelles affirmations farfelues ou falsifications gros
sières.
Et d'ailleurs, si l'objectivité, dans ce modeste sens réaliste et quo
tidien, était une utopie, comment
se fait -il que tant de gens de par le
monde s'affairent
à lui barrer la route et à obtenir que la presse renonce
à diffuser des nouvelles exactes ?.
»
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