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J. M. G. LE CLÉZIO. L'homme, la vie, la culture. (L'extase matérielle.)

Publié le 22/03/2011

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culture

   Pour dire d'un homme qu'il est civilisé, on dit souvent « cultivé «. Pourquoi? Qu'est-ce que c'est que cette culture? Souvent, trop souvent, cela veut dire que cet homme sait le grec ou le latin, qu'il est capable de réciter des vers par cœur, qu'il connaît les noms des peintres hollandais et des musiciens allemands. La culture sert alors à briller dans un monde où la futilité est de mise. Cette culture n'est que l'envers d'une ignorance. Cultivé pour celui-ci, inculte pour celui-là. Étant relative, la culture est un phénomène infini ; elle ne peut jamais être accomplie. Qu'est-il donc, cet homme cultivé que l'on veut nous donner pour modèle?    Trop souvent aussi, on réduit cette notion de culture au seul fait des arts. Pourquoi serait-ce là la culture? Dans cette vie, tout est important. Plutôt que de dire d'un homme qu'il est cultivé, je voudrais qu'on me dise : c'est un homme. Et je suis tenté de demander :    Combien de femmes a-t-il aimées? Préfère-t-il les femmes rousses ou les femmes brunes? Que mange-t-il au repas de midi? Quelles maladies a-t-il eues? Est-il sujet aux grippes, à l'asthme, aux furoncles, à la constipation ? Quelle est la couleur de ses cheveux ? De sa peau ? Comment marche-t-il ? Se baigne-t-il, ou prend-il des douches? Quels journaux lit-il? Dort-il facilement? Est-ce qu'il rêve? Est-ce qu'il aime les yaourts? Qui est sa mère? Dans quelle maison, quel quartier, quelle chambre vit-il? Aime-t-il avoir un traversin, un oreiller, les deux, ou ni l'un ni l'autre ? Est-ce qu'il fume ? Comment parle-t-il? Quelles sont ses manies? Si on l'insulte, comment réagit-il ? Est-ce qu'il aime le soleil ? La mer ? Est-ce qu'il parie seul ? Quels sont ses vices, ses désirs, ses opinions politiques ? Aime-t-il voyager? Si un vendeur de camelote sonne à l'improviste chez lui, que fait-il? Au café, au restaurant, que commande-t-il ? Est-ce qu'il aime le cinéma ? Comment s'habille-t-il ? Quels noms a-t-il donnés à ses enfants? Quelle est sa taille? Son poids? Sa tension? Son groupe sanguin? Comment se coiffe-t-il? Combien de temps met-il à se laver le matin? Est-ce qu'il aime se regarder dans une glace ? Comment écrit-il les lettres ? Qui sont ses voisins, ses amis ? Tout cela est bien plus important que la prétendue « culture « ; les objets quotidiens, les gestes, les visages des autres influent plus sur nous que les lectures ou les musées. Shakespeare, nous le lisons une fois dans notre vie, quand nous le lisons. Tandis que la colonne Morris1, nous la voyons tous les jours au bord du trottoir !    La culture n'est rien ; c'est l'homme qui est tout. Dans sa vérité contradictoire, dans sa vérité multiforme et changeante. Ceux qui se croient cultivés parce qu'ils connaissent la mythologie grecque, la botanique, ou la poésie portugaise, se dupent eux-mêmes. Méconnaissant le domaine infini de la culture, ils ne savent pas ce qu'ils portent de vraiment grand en eux : la vie.    Ces noms bizarres et insolites qu'ils lancent dans leurs conversations m'irritent. Croient-ils m'impressionner vraiment avec leurs citations, leurs références aux philosophes présocratiques? Leur prétendue richesse n'est que pauvreté qui se masque. La vérité est à un autre prix. Savoir ce qu'un homme comprend de misère, de faiblesse, de banalité, voilà la vraie culture. Avoir lu, avoir appris n'est pas important. L'art, respectable entité bourgeoise, signe de l'homme cultivé, civilisé, de l'homme du monde, de F « honnête homme « : mensonge, jeu de société, perméabilité, futilité. Être vivant est une chose sérieuse. Je la prends à cœur. Je ne veux pas qu'on déguise, qu'on affabule. Si l'on fait ce voyage, il ne faut pas que ce soit en « touriste « qui passe vite et se dépêche de ne retenir que l'essentiel, ce pauvre essentiel qui permet de briller à peu de frais, en parlant du « Japon « ou du « mythe tauromachique dans l'œuvre d'Hemingway «. Les détails de la vie sont bien plus enivrants.    Certes, le produit des esprits des hommes n'est pas négligeable. Lire Shakespeare, connaître l'œuvre de Mizogushi1 est aussi important. Mais que celui qui lit Shakespeare ou qui regarde Mizogushi le fasse de toute son âme, et pas seulement pour sacrifier au snobisme de la culture. Qu'il le fasse en sachant que s'il lit Shakespeare, il ne lira pas Balzac, Joyce, ou Faulkner. Et que s'il regarde Mizogushi, il ne verra pas Eisenstein, Donskoï, Renoir, Welles1. Qu'il sache qu'il sacrifie des milliers d'autres choses à celle-là ; qu'il soit conscient en toute humilité qu'il ne connaîtra qu'une bribe infime, dérisoire, de l'âme humaine, imparfaitement.    La culture n'est pas une fin. La culture est une nourriture, parmi d'autres, une richesse malléable qui n'existe qu'à travers l'homme. L'homme doit se servir d'elle pour se former, non pour s'oublier. Surtout, il ne doit jamais perdre de vue que, bien plus important que l'art et la philosophie, il y a le monde où il vit. Un monde précis, ingénieux, infini lui aussi, où chaque seconde qui passe lui apporte quelque chose, le transforme, le fabrique. Où l'angle d'une table a plus de réalité que l'histoire d'une civilisation, où la rue, avec ses mouvements, ses visages familiers, hostiles, ses séries de petits drames rapides et burlesques, a mille fois plus de secret et de pénétrabilité que l'art qui pourrait l'exprimer.    L'épreuve comprend deux parties.    Vous ferez d'abord de ce texte soit un résumé, soit une analyse.    Dans une seconde partie nettement détachée de la première et intitulée discussion, vous dégagerez du texte un problème qui offre une réelle consistance et sur lequel vous exposerez vos réflexions avec méthode en vous fondant autant que possible sur des exemples précis.   

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