Iouri Lotman : Il n'y a pas de société sans art
Publié le 29/03/2011
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Tout au long de l'existence historiquement établie de l'humanité l'art est son compagnon de route. Occupé à produire, en lutte pour la conservation de sa vie, presque toujours dénué du strict nécessaire, l'homme trouve invariablement du temps pour l'activité artistique, il en ressent la nécessité. A différentes étapes de son histoire, on entendit périodiquement des voix s'élever contre l'inutilité de l'art, contre sa nocivité même. Elles venaient de l'Église du haut Moyen Âge qui luttait contre le folklore païen, contre les traditions de l'art antique, et d'iconoclastes qui s'élevaient contre l'Église, et de nombreux autres mouvements sociaux à différentes époques. Parfois la lutte contre tel ou tel aspect de la création artistique, ou contre l'art dans son ensemble, se développait largement et s'appuyait sur de puissantes institutions politiques. Cependant, dans cette lutte, toutes les victoires se montraient chimériques : l'art renaissait invariablement en survivant à ses détracteurs. Cette constance inhabituelle, si on y réfléchit bien, suscite l'étonnement, étant donné que les conceptions esthétiques existantes expliquent différemment en quoi consiste la nécessité de l'art; Il ne représente pas une partie de la production et son existence n'est pas conditionnée par l'exigence de l'homme à renouveler sans cesse les moyens de satisfaire ses besoins matériels. Au cours de son développement historique, chaque société élabore des formes déterminées d'une organisation socio-politique qui lui est propre. Et si cette inéluctabilité historique nous est parfaitement claire, si nous pouvons expliquer pourquoi une société sans aucune forme d'organisation intérieure ne pourrait exister, il est beaucoup plus difficile d'expliquer pourquoi une société sans art ne peut pas exister. [...] Produire ou utiliser des valeurs artistiques est toujours une marque facultative. Avec « cet homme ne croit à rien « et « cet homme n'aime pas le cinéma (la poésie, le ballet) «, il est clair que nous avons affaire à une destruction des normes sociales à des niveaux de contrainte différents. [...] Sans être obligatoire ni du point de vue des besoins vitaux immédiats, ni du point de vue des rapports sociaux obligatoires, l'art, par toute son histoire, démontre sa nécessité essentielle.
Depuis longtemps déjà, il a été montré que la nécessité de l'art s'apparente à la nécessité du savoir, et que l'art lui-même est une des formes de connaissance de la vie, une des formes de la lutte de l'humanité pour une vérité qui lui est nécessaire. Cependant une interprétation linéaire de cette proposition engendre une série de difficultés. Si les connaissances que l'on cherche sont des propositions logiques du même type que les résultats des recherches scientifiques, il est impossible de ne pas accepter le fait que l'humanité possède des voies plus directes que l'art pour leur obtention. Et si on maintient un tel point de vue, il faut alors accepter que l'art n'offre qu'un savoir d'un type inférieur. Là dessus, comme on sait, Hegel écrivait très nettement : « A cause de sa forme, l'art est aussi limité par un contenu déterminé. Seul un domaine déterminé et un niveau déterminé de la vérité peuvent trouver leur incarnation sous la forme d'une œuvre artistique «. De cette proposition découlait inévitablement la déduction que l'esprit de la culture contemporaine « s'est élevé manifestement plus haut que le niveau auquel l'art représente la forme supérieure de la prise de conscience de l'absolu. Le caractère propre de la création artistique et de ses œuvres ne satisfait plus pleinement notre exigence supérieure «. Bien que cette proposition de Hegel ait été maintes fois soumise à la critique [...], elle est si organique pour la conception des visées de l'art caractérisée plus haut qu'elle renaît sans cesse dans l'histoire de la culture. Ses manifestations sont multiples depuis les discussions périodiques sur l'inutilité ou le caractère dépassé de l'art, jusqu'à la conviction que le critique, le savant, ou tout autre individu porteur d'une pensée logique, ou prétendu tel, possède par cela même le droit d'instruire et de diriger l'écrivain. Cette même conviction transparaît dans les faibles côtés de la méthode scolaire d'étude de la littérature qui assure instamment les élèves que quelques phrases de déduction logique (supposées bien pensées et sérieuses) constituent tout le fond de l'œuvre artistique, et que le reste se rapporte à des « particularités artistiques « de second plan. Ainsi les conceptions existantes de la culture nous expliquent la nécessité de l'existence de la production et des formes de son organisation, la nécessité de la science. L'art, lui, peut être un élément facultatif de la culture. Nous pouvons déterminer quelle est sur lui l'influence de la structure non artistique du réel. Cependant si la question : « Pourquoi une société sans art est-elle impossible? « reste ouverte, et que la réalité des faits historiques nous oblige à la poser chaque fois de nouveau, une conclusion s'impose inévitablement sur l'insuffisance de nos conceptions de la culture de l'humanité. Nous savons que l'histoire de l'humanité n'a pas pu s'organiser sans production, sans conflits sociaux, sans luttes d'opinions politiques, sans mythes, religions, athéisme, succès scientifiques. Aurait-elle pu s'organiser sans art? La structure du texte artistique, Gallimard, Bibliothèque des Sciences humaines, p. 25-26, 27-28.
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