-- Il a introduit une forme d'interrogatoire que je trouve inquiétante. -- Allons donc, Whistler ! Ce n'est que ça ? Vous ne pouvez pas empêcher un Grand Maître de choisir la forme d'interrogatoire qu'il veut. Et vous n'êtes pas qualifié pour juger de la valeur de ses questions. Vous le savez. Je sais bien que vous le savez. -- Oui, naturellement, je le sais. Mais je connais Meyerhof. Est-ce que vous avez eu l'occasion de le rencontrer à titre privé ? -- Dieu de Dieu, non ! Est-ce qu'il y a des gens qui fréquentent un Grand Maître à titre privé ? -- Ne prenez pas cette attitude-là, Trask. Ils sont humains et ils sont à plaindre. Vous ne vous êtes jamais demandé ce que c'est que d'être Grand Maître, de savoir qu'il n'en existe que douze comme vous dans le monde, de savoir qu'il n'en apparaît qu'un ou deux par génération, que le monde dépend de vous, que mille mathématiciens, logiciens, psychologues et physiciens sont aux petits soins pour vous ? Trask haussa les épaules et marmonna : -- Ma foi, je me prendrais pour le roi du monde ! -- Je ne crois pas, dit impatiemment l'analyste. Ils ne se prennent pour les rois de rien du tout. Ils n'ont pas d'égaux à qui parler, ils croient n'avoir pas de place... Ecoutez, Meyerhof ne rate jamais une occasion de se retrouver avec les gars. Il n'est pas marié, naturellement, il ne boit pas, il n'a rien de mondain, pourtant il se force à se retrouver en compagnie parce qu'il le doit. Et vous savez ce qu'il fait quand il est avec nous, c'est-à-dire au moins une fois par semaine ? -- Je n'en ai pas la moindre idée. Tout cela est nouveau pour moi. -- Il fait le plaisantin. -- Quoi ? -- Il raconte des blagues. De bonnes histoires. Il est terrible ! N'importe quelle histoire, même vieille, éculée, il la rend drôle. C'est sa façon de raconter. Il a un talent pour ça. -- Ah ? Ma foi, c'est très bien. -- Ou très mauvais. Ces blagues sont importantes pour lui. Whistler posa ses deux coudes sur le bureau de Trask, se mordit l'ongle du pouce et regarda dans le vague. -- Il est différent, reprit-il. Il sait qu'il est différent et que ces histoires sont le seul moyen qu'il a d'être accepté par nous le menu fretin. Nous rions, nous nous tapons sur les cuisses, nous lui donnons des claques dans le dos et nous oublions même qu'il est un Grand Maître. C'est le seul ascendant qu'il ait sur le reste d'entre ous. -- Tout cela est très intéressant. Je ne vous savais pas aussi fin psychologue. Malgré tout, où voulez-vous en enir ? -- A ceci, simplement. Que se passera-t-il, à votre avis, si Meyerhof est à court d'histoires ? -- Pardon ? -- S'il commence à se répéter ? Si son public rit de moins bon coeur ou cesse même tout à fait de rire ? C'est on unique moyen d'être approuvé par nous. Sans ça, il sera seul et qu'est-ce qui lui arrivera ? Tout de même, Trask, il est un de ceux qui composent la douzaine d'hommes dont l'humanité ne peut pas se passer. Nous ne ouvons pas permettre qu'il lui arrive malheur. Je ne veux pas seulement parler de malheurs physiques. Nous ne ouvons pas le laisser être malheureux. Qui peut savoir si ça n'aura pas un effet nuisible sur son intuition ? -- Est-ce qu'il commence à se répéter ? -- Pas que je sache, mais je crois qu'il le craint, lui. -- Qu'est-ce qui vous fait dire ça ? -- Je l'ai entendu raconter des blagues à Multivac. -- Oh, non ! -- Accidentellement ! Je suis entré par hasard et il m'a jeté dehors. Il était fou de rage. En général, il est d'assez bonne humeur et je considère comme un mauvais signe qu'il ait été tellement bouleversé par mon intrusion. Il n'en reste pas moins qu'il racontait une blague à Multivac, et je suis convaincu qu'elle faisait partie d'une série. -- Mais pourquoi ? Whistler fit un geste d'ignorance et se frotta le menton. -- J'ai ma petite idée là-dessus. Je crois qu'il cherche à accumuler un stock d'histoires dans la mémoire de Multivac afin d'en soutirer de nouvelles variantes. Vous voyez ce que je veux dire ? Il programme un plaisantin mécanique pour avoir un nombre infini de blagues sous la main, et ne jamais craindre d'être à court. -- Dieu de Dieu ! -- Objectivement, il n'y a sans doute rien à redire à ça, mais je considère comme un mauvais signe qu'un Grand Maître se mette à utiliser Multivac pour ses problèmes personnels. Tout Grand Maître a une certaine instabilité mentale inhérente, et il devrait être surveillé. Meyerhof approche peut-être d'une limite au-delà de aquelle nous perdrons un Grand Maître. -- Qu'est-ce que vous me conseillez ? demanda Trask d'une voix sourde. -- Vous pouvez vérifier ce que je dis. Je suis trop proche de lui pour bien le juger, peut-être, et d'ailleurs, juger les êtres humains n'est pas mon fort. Vous êtes politicien, ce serait plutôt dans vos cordes. -- Les êtres humains peut-être, mais pas les Grands Maîtres. -- Ils sont humains aussi. D'ailleurs, qui d'autre pourrait le faire ? Les doigts de Trask pianotèrent rapidement sur le bureau, pendant un moment, évoquant un lointain roulement de tambour. -- Il va falloir que je le fasse, sans doute, marmonna-t-il. Meyerhof dit à Multivac : -- La maîtresse gronde une petite fille qui a manqué l'école la veille et la petite fille répond : « J'ai dû conduire la vache au taureau, mademoiselle. » La maîtresse est scandalisée. « Toi ? Comment ! Ton père ne peut pas faire ça ? » « Ben non, mademoiselle, faut que ce soit le taureau. » Meyerhof allait passer à la suivante quand la convocation arriva.