I Le vieux professeur eut une pensée ordinaire.
Publié le 30/10/2013
Extrait du document
«
que
lescadavres jetéssurlescôtes deFrance touchaient enfin,euxaussi, auparadis, qu’ilsyvoguaient même,sans
contrainte, etpour toujours, encela plus favorisés quelesvivants, qui,enjetant leursmorts àl’eau, leuravaient offertd’un
coup ladélivrance, lebonheur etl’éternité.
Cegeste s’appelait : amouretleprofesseur lecomprenait ainsi.
Et lanuit s’installa, nonsans quelejour, unedernière fois,n’ait éclairé, delueurs rouges, laflotte échouée.
Ilyavait làplus
de cent navires, tousrouillés, horsd’usage ettous témoignant dumiracle quilesavait guidés etprotégés depuisl’autreface
du monde, àl’exception d’unseulperdu dansunnaufrage aularge deCeylan.
L’unaprès l’autre, presque sagement alignés
au fur etàmesure deleur arrivée, ilss’étaient piquésdanslesrochers oudans lesable, laproue tournée verslerivage et
soulevée dansunultime élan.Toutautour, flottaient desmilliers demorts enblanc quelesdernières vaguesdujour
commençaient àconduire àterre, doucement, lesdéposant surlarive etpuis seretirant pourallerenchercher d’autres.
Cent
navires ! Levieux professeur sentitnaître enlui l’espèce defrisson d’humilité etd’exaltation mêlées,quel’on ressent
parfois lorsqu’on appliquetrèsfortement sapensée surlesnotions d’infini oud’éternité.
Ausoir decedimanche dePâques,
huit cent mille vivants etdes milliers demorts assiégeaient pacifiquement lafrontière del’Occident.
Lelendemain, tout
serait joué.Montaient durivage jusqu’aux collines,jusqu’au village,jusqu’àlaterrasse delamaison, deschants trèsdoux,
mais d’une puissance extrêmeendépit deleur suavité, commeunemélopée fredonnée parunchoeur dehuit cent mille
voix.
Lescroisés, jadis,àla veille del’assaut final,avaient faitletour deJérusalem enchantant.
Àlaseptième sonneriede
trompettes, lesdéfenses deJéricho s’étaient écroulées sanscombat.
Etquand lamélopée feraitplaceausilence, peut-être
les peuples élusallaient-ils subiràleur tour l’effet deladéfaveur divine ?Onentendait également legrondement de
centaines decamions : depuislematin, aussi,l’armée prenaitposition surlerivage delaMéditerranée.
Danslanuit venue,
la terrasse nes’ouvrait plusquesurleciel etles étoiles.
Il faisait fraisdans lamaison, mais,enentrant, leprofesseur décidadelaisser saporte ouverte.
Est-cequ’une porte,fut-elle
une merveille d’artisanat tricentenaire enchêne occidental éminemment respectable,peutprotéger unmonde quiadéjà trop
vécu ? L’électricité nefonctionnait pas.Sans doute lestechniciens descentrales delacôte avaient-ils fuivers lenord, eux
aussi, àla suite detout unpeuple épouvanté quitournait ledos etfilait ensilence pournepas voir, nerien voir etpar là
même, nerien comprendre ou,plus exactement, nerien vouloir comprendre.
Leprofesseur allumaleslampes àpétrole qu’il
tenait toujours prêtesencas depanne etjeta une allumette danslacheminée oùlefeu, soigneusement préparé,pritaussitôt,
ronfla, craqua, diffusant chaleuretlumière.
Puisilouvrit sontransistor.
Popmusic, rock,chanteuses, vainsbavards,
saxophonistes nègres,gurus,vedettes satisfaites, animateurs, conseillersdesanté, ducoeur etdu sexe, toutcemonde-là
avait quitté lesondes, jugésoudain indécent, commesil’Occident menacésoignait toutparticulièrement sadernière image
sonore.
C’étaitMozart qu’onentendait, mêmeprogramme surtous lespostes : « Lapetite musique denuit », toutbêtement.
Le vieux professeur eutune pensée amicale pourleprogrammateur danssonstudio deParis.
Sanssavoir, sansvoir, cet
homme avaitcompris.
Àlamélopée deshuit cent mille voixqu’il nepouvait cependant pasentendre, ilavait
instinctivement trouvélameilleure réponse.Qu’yavait-il aumonde deplus occidental, deplus civilisé, deplus achevé que
Mozart ? Impossible defredonner Mozartàhuit cent mille voix.Mozart n’ajamais composé poursoulever lesfoules, mais
pour émouvoir lecoeur dechacun, enson particulier.
L’Occident ensaseule vérité...
Lavoix d’un journaliste tirale
professeur deses réflexions :
« Le gouvernement, réuniautour duprésident delaRépublique, asiégé toutelajournée aupalais del’Élysée.
Enraison de
la gravité descirconstances, étaientégalement présentsàcette réunion leschefs d’état-major destrois armes, les
responsables delapolice etde lagendarmerie, lespréfets duVar etdes Alpes-Maritimes et,àtitre exceptionnel et
consultatif, lecardinal-archevêque deParis, lenonce apostolique etlaplupart desambassadeurs occidentauxenposte dans
la capitale.
Àl’heure oùnous vousparlons, leconseil n’estpasencore terminé, maisleporte-parole dugouvernement vient
d’annoncer queleprésident delaRépublique adresseraitlui-même,versminuit, unedéclaration solennelleaupays.
Selon
les informations quinous parviennent duMidi, riennesemble encorebouger àbord delaflotte émigrante.
Uncommuniqué
de l’état-major del’armée confirme quedeux divisions sontdéployées surlerivage faceaux...
faceà...(lejournaliste hésita
et comme onlecomprenait ! Commentnommercettefoule innombrable etdésolante ? L’ennemi ? Lahorde ? L’invasion ?
Le tiers monde enmarche ?) faceàcette invasion d’unenature exceptionnelle (allons !Ilne s’en était pastrop maltiré !) et
que trois divisions fontroute enrenfort verslesud, endépit decertaines difficultés d’acheminement.
Enfin,dansundernier
communiqué rendupublic ilyaseulement cinqminutes, lecolonel Dragasès, chefd’état-major général,annonce que
l’armée vientd’allumer surlacôte unevingtaine debûchers géantsoù...(lejournaliste hésitaencore.
Onl’entendit
soupirer.
Levieux monsieur crutmême qu’ilavait dit :Mon Dieu !)...
oùelle brûle desmilliers decadavres jetésàl’eau
depuis touslesnavires. »
Ce futtout etMozart, sansheurt, pritànouveau laplace deces trois divisions quifonçaient verslesud etde ces vingt
bûchers quidevaient crépitermaintenant dansl’airsec,enbas, surlerivage.
L’Occident nebrûle passesmorts.
Les
colombariums secachent honteusement danslesbanlieues deses cimetières.
LaSeine, leRhin, laLoire, leRhône, la
Tamise, mêmeleTibre etleGuadalquivir nesont pasleGange oul’Indus.
Leursrivesn’ont jamais puél’odeur des
cadavres grillés.Certes, lesang yacoulé, l’eauyest souvent devenue rouge,lespaysans ontrepoussé deleurs fourches, en
se signant, descharognes humainesquiflottaient aufilde l’eau.
Maissurlesponts, surlesquais, auxtemps occidentaux,
on dansait, onbuvait levin etlabière, onchatouillait desfilles fraîches quiriaient etl’on riaitaussi aunez dusupplicié
roué, àla langue dupendu, aucou dudécapité carl’Occident sérieuxsavaitrireaussi bienquepleurer, puisl’ons’en allait
prier etmanger ledieu charnel àl’appel deses clochers, assuréquel’on était del’appui formidable detous lesmorts
alignés danslescimetières auflanc descoteaux sousdescroix etdes dalles indestructibles, lessataniques étantseuls brûlés,
sorciers etpestiférés.
Leprofesseur sortitsurlaterrasse.
Enbas, lerivage s’étaitéclairé devingt lueurs rouges couronnées.
»
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- Philosopher c'est apprendre à vivre, non à mourir. Pourquoi apprendrait-on à mourir, d'ailleurs, puisque on est sûr d'y arriver, puisque c'est le seul examen, comme disait un vieux professeur, que personne n'ait jamais raté? Impromptus Comte-Sponville, André. Commentez cette citation.
- Hannah Arendt, Journal de pensée, (1953) – traduction Sylvie Courtine-Denamy