Han d'Islande --Han d'Islande est pris!
Publié le 12/04/2014
Extrait du document
«
Ma fille, dit le vieux captif, depuis quelques jours vous êtes pâle, comme si jamais la vie n'avait échauffé le
sang de vos veines.
Voilà plusieurs matins que vous m'abordez avec des paupières rouges et gonflées, avec
des yeux qui ont pleuré et veillé.
Voilà plusieurs journées, Éthel, que je passe dans le silence, sans que votre
voix essaie de m'arracher à la sombre méditation de mon passé.
Vous êtes auprès de moi plus triste que moi;
et cependant vous n'avez pas, comme votre père, le fardeau de toute une vie de néant et de vide qui pèse sur
votre âme.
L'affliction entoure votre jeunesse, mais ne peut pénétrer jusqu'à votre coeur.
Les nuages du matin
se dissipent promptement.
Vous êtes à cette époque de l'existence où l'on se choisit dans ses rêves un avenir
indépendant du présent, quel qu'il soit.
Qu'avez-vous donc, ma fille? Grâce à cette monotone captivité, vous
êtes à l'abri des malheurs imprévus.
Quelle faute avez-vous commise?Je ne puis croire que ce soit sur moi
que vous vous affligiez; vous devez être accoutumée à mon irrémédiable infortune.
L'espérance, à la vérité,
n'est plus dans mes discours; mais ce n'est pas un motif pour que je lise le désespoir dans vos yeux.
En parlant ainsi, la voix sévère du prisonnier s'était attendrie presque jusqu'à l'accent paternel.
Éthel, muette,
se tenait debout devant lui.
Tout à coup, elle se détourna d'un mouvement presque convulsif, tomba à genoux
sur la pierre, et cacha son visage dans ses mains, comme pour étouffer les larmes et les sanglots qui
s'échappaient tumultueusement de son sein.
Trop de douleur gonflait le coeur de l'infortunée jeune fille.
Qu'avait-elle donc fait à cette fatale étrangère,
pour lui révéler le secret qui détruisait toute sa vie? Hélas! depuis que le nom de son Ordener lui était connu
tout entier, la pauvre enfant n'avait pas encore pu livrer ses yeux au sommeil, ni son âme au repos.
La nuit elle
n'éprouvait d'autre soulagement que celui de pouvoir pleurer en liberté.
C'en était donc fait! il n'était point à
elle, celui qui lui appartenait par tous ses souvenirs, par toutes ses douleurs, par toutes ses prières, celui dont
elle s'était crue l'épouse sur la foi de ses rêves.
Car la soirée où Ordener l'avait si tendrement serrée dans ses
bras n'était plus dans sa pensée que comme un songe.
Et en effet, ce doux songe, chacune de ses nuits le lui
avait rendu depuis.
C'était donc une tendresse coupable que celle qu'elle conservait encore malgré elle à cet
ami absent! Son Ordener était le fiancé d'une autre! Et qui peut dire ce qu'éprouva ce coeur virginal quand le
sentiment étrange et inconnu de la jalousie vint s'y glisser comme une vipère? quand elle s'agita pendant les
longues heures de l'insomnie sur son lit brûlant, se figurant son Ordener, peut-être en ce moment même, dans
les bras d'une autre femme plus belle, plus riche et plus noble qu'elle?Car, se disait-elle, j'étais bien folle de
croire qu'il avait été chercher la mort pour moi.
Ordener est le fils d'un vice-roi, d'un puissant seigneur, et
moi, je ne suis rien qu'une pauvre prisonnière; rien, que l'enfant méprisée d'un proscrit.
Il est parti, lui qui est
libre! et parti, sans doute, pour aller épouser sa belle fiancée, la fille d'un chancelier, d'un ministre, d'un
orgueilleux comte!Mais il m'a donc trompée, mon Ordener? ô Dieu! qui m'eût dit que cette voix pût
tromper?
Et la malheureuse Éthel pleurait et pleurait encore, et elle voyait devant ses yeux son Ordener, celui dont elle
avait fait le dieu ignoré de tout son être, cet Ordener paré de l'éclat de son rang, marchant à l'autel au milieu
d'une fête, et se tournant vers l'autre avec ce sourire qui était jadis sa joie.
Cependant, au sein de son inexprimable désolation, elle n'avait pas un moment oublié sa tendresse filiale.
Cette faible fille avait fait les plus héroïques efforts pour dérober son malheur à son infortuné père; car c'est ce
qu'il y a de plus douloureux dans la douleur que d'en comprimer l'explosion extérieure, et les larmes qu'on
dévore sont bien plus amères que celles qu'on répand.
Il avait fallu plusieurs jours pour que le silencieux
vieillard s'aperçût du changement de son Éthel, et les questions presque affectueuses qu'il venait de lui
adresser avaient enfin fait jaillir tout à coup ses larmes trop longtemps renfermées dans son coeur.
Le père regarda quelque temps sa fille pleurer avec un sourire amer, et en secouant la tête.
Éthel, dit-il enfin, toi qui ne vis pas parmi les hommes, pourquoi pleures-tu? Han d'Islande
XL 193.
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