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Gary (1914-1980) La promesse de l'aube

Publié le 03/03/2011

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   Dans le récit autobiographique La promesse de l'aube, R. Gary raconte son adolescence auprès d'une mère ambitieuse qui espère faire de son fils un homme célèbre. Le livre est écrit à la mémoire de cette femme à qui l'auteur doit d'être devenu diplomate et écrivain. Dans le premier chapitre, il explique les raisons qui l'ont poussé à écrire.    Encore aujourd'hui, plus de vingt ans après, alors que tout est dit, et que je demeure étendu sur mon rocher de Big Sur, au bord de l'Océan, et que seuls les phoques font entendre leur cri dans la grande solitude marine où les baleines passent 5 parfois avec leur jet d'eau minuscule et dérisoire dans l'immensité — encore aujourd'hui, alors que tout semble vide, je n'ai qu'à lever les yeux pour voir la cohorte ennemie qui se penche sur moi, à la recherche de quelque signe de défaite ou de soumission. 10 J'étais un enfant lorsque ma mère pour la première fois m'apprit leur existence; avant Blanche-Neige, avant le Chat Botté, avant les sept nains et la fée Carabosse, ils vinrent se ranger autour de moi et ne me quittèrent plus jamais; ma mère me les désignait un à un et murmurait leurs noms, en me 15 serrant contre elle; je ne comprenais pas encore, mais déjà je pressentais qu'un jour, pour elle, j'allais les défier; à chaque année qui passait, je distinguais un peu mieux leurs visages; à chaque coup qu'ils nous portaient, je sentais grandir en moi ma vocation d'insoumis; aujourd'hui, ayant vécu, au bout de 20 ma course, je les vois encore clairement, dans le crépuscule de Big Sur, et j'entends leurs voix, malgré le grondement de l'Océan; leurs noms viennent tout seuls à mes lèvres et mes yeux d'homme vieillissant retrouvent pour les affronter le regard de mes huit ans. 25 II y a d'abord Totoche, le dieu de la bêtise, avec son derrière rouge de singe, sa tête d'intellectuel primaire, son amour éperdu des abstractions; en 1940, il était le chouchou et le doctrinaire des Allemands; aujourd'hui, il se réfugie de plus en plus dans la science pure, et on peut le voir souvent 30 penché sur l'épaule de nos savants; à chaque explosion nucléaire, son ombre se dresse un peu plus haut sur la terre; sa ruse préférée consiste à donner à la bêtise une forme géniale et à recruter parmi nous nos grands hommes pour assurer notre propre destruction. 35 Il y a Merzavka, le dieu des vérités absolues, une espèce de cosaque debout sur des monceaux de cadavres, la cravache à la main, avec son bonnet de fourrure sur l'œil et son rictus hilare; celui-là est notre plus vieux seigneur et maître; il y a si longtemps qu'il préside à notre destin, qu'il est devenu riche 40 et honoré; chaque fois qu'il tue, torture et opprime au nom des vérités absolues, religieuses, politiques ou morales, la moitié de l'humanité lui lèche les bottes avec attendrissement ; cela l'amuse énormément, car il sait bien que les vérités absolues n'existent pas, qu'elles ne sont qu'un moyen de nous 45 réduire à la servitude et, en ce moment même, dans l'air opalin de Big Sur, par-dessus l'aboiement des phoques, les cris des cormorans, l'écho de son rire triomphant roule vers moi de très loin, et même la voix de mon frère l'Océan ne parvient pas à la dominer.    50 II y a aussi Filoche, le dieu de la petitesse, des préjugés, du mépris, de la haine — penché hors de sa loge de concierge, à l'entrée du monde habité, en train de crier « Sale Américain, sale Arabe, sale Juif, sale Russe, sale Chinois, sale Nègre « — c'est un merveilleux organisateur de mouvements de masses, 55 de guerres, de lynchages, de persécutions, habile dialecticien, père de toutes les formations idéologiques, grand inquisiteur et amateur de guerres saintes, malgré son poil galeux, sa tête d'hyène et ses petites pattes tordues, c'est un des dieux les plus puissants et les plus écoutés, que l'on trouve toujours 60 dans tous les camps, un des plus zélés gardiens de notre terre, et qui nous en dispute la possession avec le plus de ruse et le plus d'habileté.    Il y a d'autres dieux, plus mystérieux et plus louches, plus insidieux et masqués, difficiles à identifier; leurs cohortes 65 sont nombreuses et nombreux leurs complices parmi nous; ma mère les connaissait bien; dans ma chambre d'enfant, elle venait m'en parler souvent, en pressant ma tête contre sa poitrine et en baissant la voix; peu à peu, ces satrapes qui chevauchent le monde devinrent pour moi plus réels et plus 70 visibles que les objets les plus familiers et leurs ombres gigantesques sont demeurées penchées sur moi jusqu'à ce jour; lorsque je lève la tête, je crois apercevoir leurs cuirasses étincelantes et leurs lances semblent se braquer sur moi avec chaque rayon du ciel. 75 Nous sommes aujourd'hui de vieux ennemis et c'est de ma lutte avec eux que je veux faire ici le récit; ma mère avait été un de leurs jouets favoris; dès mon plus jeune âge, je m'étais promis de la dérober à cette servitude; j'ai grandi dans l'attente du jour où je pourrais tendre enfin ma main vers le 80 voile qui obscurcissait l'univers et découvrir soudain un visage de sagesse et de pitié; j'ai voulu disputer, aux dieux absurdes et ivres de leur puissance, la possession du monde, et rendre la terre à ceux qui l'habitent de leur courage et de leur amour.    La promesse de l'aube, Ire partie, ch. I, Éd. Gallimard

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