Fondateur de la revue les Annales d’histoire économique et sociale en 1929 avec Marc Bloch, Lucien Febvre est l’un des principaux acteurs de la nouvelle orientation alors donnée à l’histoire, où l’analyse de la longue durée — au détriment de l’événement — et l’histoire économique et sociale — et non plus exclusivement l’histoire politique — sont privilégiées. Son ouvrage Combats pour l’histoire, publié à la fin de sa vie en 1953 et reprenant des articles parus dans des revues, comprend une conférence adressée en 1941 aux élèves de l’École normale supérieure, où il définit sa conception de l’histoire, telle un manifeste de la pensée des Annales, et où il exhorte son auditoire à « vivre l’histoire «, titre qu’il donne à cet exposé.
« Vivre l’histoire «
[…] il n’y a pas d’histoire économique et sociale. Il y a l’histoire tout court, dans son Unité. L’histoire qui est sociale tout entière, par définition. L’histoire que je tiens pour l’étude, scientifiquement conduite, des diverses activités et des diverses créations des hommes d’autrefois, saisis à leur date, dans le cadre des sociétés extrêmement variées et cependant comparables les unes aux autres (c’est le postulat de la sociologie) dont ils ont rempli la surface de la Terre et la succession des âges. Définition un peu longue : mais je me défie des définitions trop brèves, trop miraculeusement brèves. Et celle-ci écarte, il me semble, par ses termes mêmes, beaucoup de faux problèmes.
C’est ainsi, tout d’abord, que je qualifie l’histoire d’étude scientifiquement menée, et non pas de science — pour la même raison que, traçant le plan de l’Encyclopédie française, je n’ai pas voulu lui donner pour base, comme les rites l’exigeaient, une classification générale des Sciences ; pour cette raison surtout que, parler de Sciences, c'est avant tout évoquer l'idée d'une somme de résultats, d'un trésor si l'on veut, plus ou moins bien garni de monnaies, les unes précieuses, les autres non ; ce n’est pas mettre l’accent sur ce qui est le ressort moteur du savant, je veux dire l’Inquiétude, la remise en cause non pas perpétuelle et maniaque mais raisonnée et méthodique des vérités traditionnelles — le besoin de reprendre, de remanier, de repenser quand il le faut et dès qu’il le faut, les résultats acquis pour les réadapter aux conceptions, et par-delà, aux conditions d’existence nouvelles que le temps et les hommes, que les hommes dans le cadre du temps, ne cessent de se forger.
Et, d’autre part, je dis les hommes. Les hommes, seuls objets de l’histoire — d’une histoire qui s’inscrit dans le groupe des disciplines humaines de tous les ordres et de tous les degrés, à côté de l’anthropologie, de la psychologie, de la linguistique, etc. ; d’une histoire qui ne s’intéresse pas à je ne sais quel homme abstrait, éternel, immuable en son fond et perpétuellement identique à lui-même — mais aux hommes toujours saisis dans le cadre des sociétés dont ils sont membres — aux hommes membres de ces sociétés à une époque bien déterminée de leur développement — aux hommes dotés de fonctions multiples, d’activités diverses, de préoccupations et d’aptitudes variées, qui toutes se mêlent, se heurtent, se contrarient, et finissent par conclure entre elles une paix de compromis, un modus vivendi qui s’appelle la Vie.
L’homme ainsi défini, on peut bien le saisir, pour la commodité, par tel ou tel membre, par la jambe ou par le bras plutôt que par la tête : c’est toujours l’homme tout entier qu’on entraîne dès qu’on tire. Cet homme, il ne se laisse pas découper en morceaux ou alors on le tue : or l’historien n’a que faire de morceaux de cadavres ; l’historien étudie la vie passée — et Pirenne, le grand historien de notre époque, Pirenne, le définissait un jour : « un homme qui aime la vie et qui sait la regarder «. Cet homme d’un mot, il est le lieu commun de toutes les activités qu’il exerce — et on peut s’intéresser plus particulièrement à l’une de celles-ci, à son activité, à ses activités économiques, par exemple. À une condition, c’est de n’oublier jamais qu’elles le mettent en cause, toujours, tout entier — et dans le cadre des sociétés qu’il a forgées. Mais précisément, c’est là ce que signifie l’épithète de sociale qu’on accole rituellement à celle d’économique ; elle nous rappelle que l’objet de nos études ce n’est pas un fragment du réel, un des aspects isolés de l’activité humaine — mais l’homme lui-même, appréhendé au sein des groupes dont il est membre. […]
Source : Febvre (Lucien), Combats pour l’histoire, Paris, Armand Colin, 1953.
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