EPITRE A RACINE: Sur l'utilité des ennemis
Publié le 22/06/2011
Extrait du document
On appelle épître une lettre en vers, ou plutôt une pièce de vers sous forme de lettre, où l'on disserte sur une question de morale ou de littérature. Avant Boileau, Horace et Mazot ont écrit de charmantes épîtres. Boileau a moins d'aisance et de naturel qu'Horace, moins d'esprit et de finesse que Marot; mais il a souvent plus de force et plus d'éloquence. Les Épîtres sont au nombre de douze, comme les Satires. Les principales sont : l'Épître IV, au . Roi (le Passage du Rhin); l'Épître VI, à Lamoignon (Sur la campagne); — l'Épître VII, à Racine (Sur l'utilité des ennemis); — l'Épître IX, à Seignelay (le Vrai); - l'Épître X (A ses vers); — l'Épître XI (A son jardinier).
Sur l'utilité des ennemis (1677). Boileau veut consoler Racine des ennuis que lui a causés la cabale montée contre sa Phèdre (1677), laquelle 'lie tarda pas cependant à triompher de la Phèdre de Pradon. — Cette épître est le s chef-d'œuvre « de Boileau. Raison, sens criti7ue, verve satirique, émotion même, toutes les qualités éparses dans ses autres ouvrages se trouvent ici réunies.
Que tu sais bien, Racine, à l'aide d'un acteur, Emouvoir, étonner, ravir un spectateur! Jamais Iphigénie, en Aulide immolée, N'a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée, Que dans l'heureux spectacle à nos yeux étalé En a fait, sous son nom, verser la Champmeslé. Ne crois pas toutefois, par tes savants ouvrages, Entraînant tous les coeurs, gagner tous les suffrages. Sitôt que d'Apollon un génie inspiré Trouve loin du vulgaire un chemin ignoré, En cent lieux contre lui les cabales s'amassent; Ses rivaux obscurcis autour de lui croassent ; Et son trop de lumière, importunant les yeux, De ses propres amis lui fait des envieux. La mort seule ici-bas, en terminant sa vie, Peut calmer sur son nom l'injustice et l'envie : Faire au poids du bon sens peser tous ses écrits, Et donner à ses vers leur légitime prix. Avant qu'un peu de terre, obtenu par prière, Pour jamais sous la tombe eût enfermé Molière, Mille de ces beaux traits, aujourd'hui si vantés, Furent des sots esprits à nos yeux rebutés. L'ignorance et l'erreur, à ses naissantes pièces, En habits de marquis, en robes de comtesses, Venaient pour diffamer son chef-d'oeuvre nouveau, Et secouaient la tête à l'endroit le plus beau. Le commandeur voulait la scène plus exacte; Le vicomte indigné sortait au second acte. L'un, défenseur zélé des bigots mis en jeu, Pour prix de ses bons mots le condamnait au feu: L'autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre, Voulait venger la cour immolée au parterre. Mais, sitôt que d'un trait de ses fatale mains La Parque l'eut rayé du nombre des humains, On reconnut le prix de sa muse éclipsée. L'aimable comédie, avec lui terrassée, En vain d'un coup si rude espéra revenir, Et sur ses brodequins ne put plus se tenir. Tel fut chez nous le sort du théâtre comique. Toi donc qui, t'élevant sur la scène tragique, Suis les pas de Sophocle, et, seul de tant d'esprits, De Corneille vieilli sais consoler Paris, Cesse de t'étonner si l'envie animée, Attachant à ton nom sa rouille envenimée, La calomnie en main quelquefois te poursuit. En cela, comme en tout, le ciel qui nous conduit, Racine, fait briller sa profonde sagesse. Le mérite en repos s'endort dans la paresse; Mais par les envieux un génie excité Au comble de son art est mille fois monté. Plus on veut l'affaiblir, plus il croît et s'élance : Au Cid persécuté Cinna doit sa naissance; Er peut-être ta plume aux censeurs de Pyrrhus Doit les plus nobles traits dont tu peignis Burrhus. Moi-même, dont la gloire, ici moins répandue, Des pâles envieux ne blesse point la vue, Mais qu'une humeur trop libre, un esprit peu soumis, De bonne heure a pourvu d'utiles ennemis, Je dois plus à leur haine, il faut que je l'avoue, Qu'au faible et vain talent dont la France me loue. Leur venin, qui sur moi brûle de s'épancher, Tous les jours en marchant m'empêche de broncher Je songe, à chaque trait que ma plume hasarde, Que d'un oeil dangereux leur troupe me regarde. Je sais sur leurs avis corriger mes erreurs, Et je mets à profit leurs malignes fureurs. Sitôt que sur un vice ils pensent me confondre, C'est en me guérissant que je sais leur répondre : Et plus en criminel ils pensent m'ériger, Plus, croissant en vertu, je songe à me venger. Imite mon exemple, et lorsqu'une cabale, Un flot de vains auteurs follement te ravale, Profite de leur haine et de leur mauvais sens Ris du bruit passager de leurs cris impuissants. Que peut contre tes vers une ignorance vaine ? Le Parnasse français, ennobli par ta veine, Contre tous ces complots saura te maintenir, Et soulever pour toi l'équitable avenir. Et qui, voyant un jour la douleur vertueuse De Phèdre, malgré soi perfide, incestueuse, D'un si noble travail justement étonné, Ne bénira d'abord le siècle fortuné Qui, rendu plus fameux par tes illustres veilles, Vit naître sous ta main ces pompeuses merveilles ? Cependant laisse ici gronder quelques censeurs Qu'aigrissent de tes vers les charmantes douceurs. Et qu'importe à nos vers que Perrin les admire; Que l'auteur du Jonas s'empresse pour les lire; Qu'ils charment de Senlis le poète idiot, Ou le sec traducteur du français d'Amyot; Pourvu qu'avec éclat leurs rimes débitées Soient du peuple, des grands, des provinces goûtées; Pourvu qu'ils sachent plaire au plus puissant des rois, Qu'à Chantilly Condé les souffre quelquefois; Qu'Enghien en soit touché; que Colbert et Vivonne, Que La Rochefoucauld, Marsillac et Pomponne, Et mille autres qu'ici je ne puis faire entrer, A leurs traits délicats se laissent pénétrer? Et plût au ciel encor, pour couronner l'ouvrage, Que Montausier voulût leur donner son suffrage ! C'est à de tels lecteurs que j'offre mes récits; Mais pour un tas grossier de frivoles esprits, Admirateurs zélés de tolite oeuvre insipide, Que, non loin de la place où Brioché préside, Sans chercher dans les vers ni cadence, ni son, Il s'en aille admirer le savoir de Pradon.
(Ép. VII.)
QUESTIONS D'EXAMEN
I. — L'ensemble. — Une épître fraternelle et consolatrice adressée à Racine après l'échec momentané de Phèdre. — Quelle est l'idée générale développée dans cette épître? (voir le titre); Indiquez les arguments employés par Boileau pour la mettre en lumière : a) l'exemple de Corneille; b) l'exemple de Racine lui-mente; c) son propre exemple; Quelle est la conclusion naturelle du développement? (Profite de la haine des envieux.... Imite mon exemple...); Boileau ne se montre-t-il que généreux ami dans cette épître? Montrez qu'il fait oeuvre aussi de critique (ses vers émus sur Molière; — son appréciation de l'oeuvre de Racine; —ses traits satiriques dirigés contre les mauvais écrivains); La postérité a-t-elle ratifié le jugement de Boileau?
II. — L'analyse de l'Épître. — Distinguez les différences parties de l'épître : a) Rappel du dernier triomphe de Racine, IPHIGÉNIE; b) Envie excitée par le génie, et que la mort seule peut calmer ; — exemple de Molière; c) Service rendu au génie par les envieux; — exemples de Corneille, —de Racine, — de Boileau; d) Jugement sur PHÈDRE ; e) Attaques dirigées contre les écrivains médiocres, partisans de Pradon; Pourquoi, au début de l'épître, Boileau, évitant de rappeler l'échec de Phèdre, évoque-t-il le souvenir de l'un des grands succès obtenus par Racine (délicatesse de sentiment, chez Boileau); A quel moment seulement parle-t-il de Phèdre ? Quel vous paraît être le caractère des vers consacrés à Molière? (« Beaux vers sur lesquels a dû tomber une larme vengeresse, une larme de Boileau « (Sainte-Beuve); Montrez que la verve satirique du poète s'éveille dans la dernière partie de l'épître (Le dernier trait réservé à Pradon...).
III. — Le style; — les expressions. — Montrez que l'exactitude et la précision sont les qualités dominantes du style de Boileau (étudier particulièrement, à cet égard, le passage consacré à Molière : Avant qu'un peu de terre — obtenu par prière, — pour jamais — sous la tombe — eût enfermé Molière...); Ces vers ne sont-ils pas empreints d'une émotion contenue? Dans lesquels est surtout marquée cette émotion? Il est un assez grand nombre de vers, dans cette épître, qui se gravent facilement dans la mémoire; citez-en quelques-uns; Quel est le sens des expressions suivantes : naissantes pièces, — pâles envieux ?
IV. — La grammaire. — Indiquez un nom de la même famille que chacun des verbes suivants : émouvoir, étonner, ravir, gagner, diffamer ; Quels sont les mots de la même famille que génie? Distinguez les propositions contenues dans le passage commençant par Jamais Iphigénie..., (4 vers) ; Nature et fonction de chacun des mots suivants : Que tu sais bien, Racine....
Rédaction.— Appliquez à la vie ordinaire l'idée développée par Boileau les ennemis sont utiles. — Services que peuvent nous rendre les ennemis et les envieux.
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Plus on veut l'affaiblir, plus il croît et s'élance :Au Cid persécuté Cinna doit sa naissance;Er peut-être ta plume aux censeurs de PyrrhusDoit les plus nobles traits dont tu peignis Burrhus.Moi-même, dont la gloire, ici moins répandue,Des pâles envieux ne blesse point la vue,Mais qu'une humeur trop libre, un esprit peu soumis,De bonne heure a pourvu d'utiles ennemis,Je dois plus à leur haine, il faut que je l'avoue,Qu'au faible et vain talent dont la France me loue.Leur venin, qui sur moi brûle de s'épancher,Tous les jours en marchant m'empêche de broncherJe songe, à chaque trait que ma plume hasarde,Que d'un oeil dangereux leur troupe me regarde.Je sais sur leurs avis corriger mes erreurs,Et je mets à profit leurs malignes fureurs.Sitôt que sur un vice ils pensent me confondre,C'est en me guérissant que je sais leur répondre :Et plus en criminel ils pensent m'ériger,Plus, croissant en vertu, je songe à me venger.Imite mon exemple, et lorsqu'une cabale,Un flot de vains auteurs follement te ravale,Profite de leur haine et de leur mauvais sensRis du bruit passager de leurs cris impuissants.Que peut contre tes vers une ignorance vaine ?Le Parnasse français, ennobli par ta veine,Contre tous ces complots saura te maintenir,Et soulever pour toi l'équitable avenir.Et qui, voyant un jour la douleur vertueuseDe Phèdre, malgré soi perfide, incestueuse,D'un si noble travail justement étonné,Ne bénira d'abord le siècle fortunéQui, rendu plus fameux par tes illustres veilles,Vit naître sous ta main ces pompeuses merveilles ?Cependant laisse ici gronder quelques censeursQu'aigrissent de tes vers les charmantes douceurs.Et qu'importe à nos vers que Perrin les admire;Que l'auteur du Jonas s'empresse pour les lire;Qu'ils charment de Senlis le poète idiot,Ou le sec traducteur du français d'Amyot;Pourvu qu'avec éclat leurs rimes débitéesSoient du peuple, des grands, des provinces goûtées;Pourvu qu'ils sachent plaire au plus puissant des rois,Qu'à Chantilly Condé les souffre quelquefois;Qu'Enghien en soit touché; que Colbert et Vivonne,Que La Rochefoucauld, Marsillac et Pomponne,Et mille autres qu'ici je ne puis faire entrer,A leurs traits délicats se laissent pénétrer?Et plût au ciel encor, pour couronner l'ouvrage,Que Montausier voulût leur donner son suffrage !C'est à de tels lecteurs que j'offre mes récits;Mais pour un tas grossier de frivoles esprits,Admirateurs zélés de tolite oeuvre insipide,Que, non loin de la place où Brioché préside,Sans chercher dans les vers ni cadence, ni son,Il s'en aille admirer le savoir de Pradon.
(Ép.
VII.)
QUESTIONS D'EXAMEN
I.
— L'ensemble.
— Une épître fraternelle et consolatrice adressée à Racine après l'échec momentané de Phèdre.
—Quelle est l'idée générale développée dans cette épître? (voir le titre); Indiquez les arguments employés par Boileaupour la mettre en lumière : a) l'exemple de Corneille; b) l'exemple de Racine lui-mente; c) son propre exemple; Quelleest la conclusion naturelle du développement? (Profite de la haine des envieux....
Imite mon exemple...); Boileau nese montre-t-il que généreux ami dans cette épître? Montrez qu'il fait oeuvre aussi de critique (ses vers émus sur.
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