Du Côté de Chez Swann une traîne de mariée, de petits bouquets de boutons d'une blancheur éclatante.
Publié le 12/04/2014
Extrait du document


«
son chemin, lui faisait considérer comme la prouesse d'un génie stratégique.
Parfois nous allions jusqu'au
viaduc, dont les enjambées de pierre commençaient à la gare et me représentaient l'exil et la détresse hors du
monde civilisé parce que chaque année en venant de Paris, on nous recommandait de faire bien attention,
quand ce serait Combray, de ne pas laisser passer la station, d'être prêts d'avance car le train repartait au bout
de deux minutes et s'engageait sur le viaduc au delà des pays chrétiens dont Combray marquait pour moi
l'extrême limite.
Nous revenions par le boulevard de la gare, où étaient les plus agréables villas de la
commune.
Dans chaque jardin le clair de lune, comme Hubert Robert, semait ses degrés rompus de marbre
blanc, ses jets d'eau, ses grilles entr'ouvertes.
Sa lumière avait détruit le bureau du télégraphe.
Il n'en
subsistait plus qu'une colonne à demi brisée, mais qui gardait la beauté d'une ruine immortelle.
Je traînais la
jambe, je tombais de sommeil, l'odeur des tilleuls qui embaumait m'apparaissait comme une récompense
qu'on ne pouvait obtenir qu'au prix des plus grandes fatigues et qui n'en valait pas la peine.
De grilles fort
éloignées les unes des autres, des chiens réveillés par nos pas solitaires faisaient alterner des aboiements
comme il m'arrive encore quelquefois d'en entendre le soir, et entre lesquels dut venir (quand sur son
emplacement on créa le jardin public de Combray) se réfugier le boulevard de la gare, car, où que je me
trouve, dès qu'ils commencent à retentir et à se répondre, je l'aperçois, avec ses tilleuls et son trottoir éclairé
par la lune.
Tout d'un coup mon père nous arrêtait et demandait à ma mère: "Où sommes-nous?" Epuisée par la marche,
mais fière de lui, elle lui avouait tendrement qu'elle n'en savait absolument rien.
Il haussait les épaules et riait.
Alors, comme s'il l'avait sortie de la poche de son veston avec sa clef, il nous montrait debout devant nous la
petite porte de derrière de notre jardin qui était venue avec le coin de la rue du Saint-Esprit nous attendre au
bout de ces chemins inconnus.
Ma mère lui disait avec admiration: "Tu es extraordinaire!" Et à partir de cet
instant, je n'avais plus un seul pas à faire, le sol marchait pour moi dans ce jardin où depuis si longtemps mes
actes avaient cessé d'être accompagnés d'attention volontaire: l'Habitude venait de me prendre dans ses bras
et me portait jusqu'à mon lit comme un petit enfant.
Si la journée du samedi, qui commençait une heure plus tôt, et où elle était privée de Françoise, passait plus
lentement qu'une autre pour ma tante, elle en attendait pourtant le retour avec impatience depuis le
commencement de la semaine, comme contenant toute la nouveauté et la distraction que fût encore capable
de supporter son corps affaibli et maniaque.
Et ce n'est pas cependant qu'elle n'aspirât parfois à quelque plus
grand changement, qu'elle n'eût de ces heures d'exception où l'on a soif de quelque chose d'autre que ce qui
est, et où ceux que le manque d'énergie ou d'imagination empêche de tirer d'eux-mêmes un principe de
rénovation, demandent à la minute qui vient, au facteur qui sonne, de leur apporter du nouveau, fût-ce du
pire, une émotion, une douleur; où la sensibilité, que le bonheur a fait taire comme une harpe oisive, veut
résonner sous une main, même brutale, et dût-elle en être brisée; où la volonté, qui a si difficilement conquis
le droit d'être livrée sans obstacle à ses désirs, à ses peines, voudrait jeter les rênes entre les mains
d'événements impérieux, fussent-ils cruels.
Sans doute, comme les forces de ma tante, taries à la moindre
fatigue, ne lui revenaient que goutte à goutte au sein de son repos, le réservoir était très long à remplir, et il se
passait des mois avant qu'elle eût ce léger trop-plein que d'autres dérivent dans l'activité et dont elle était
incapable de savoir et de décider comment user.
Je ne doute pas qu'alors \24 comme le désir de la remplacer
par des pommes de terre béchamel finissait au bout de quelque temps par naître du plaisir même que lui
causait le retour quotidien de la purée dont elle ne se "fatiguait" pas, \24 elle ne tirât de l'accumulation de ces
jours monotones auxquels elle tenait tant, l'attente d'un cataclysme domestique limité à la durée d'un moment
mais qui la forcerait d'accomplir une fois pour toutes un de ces changements dont elle reconnaissait qu'ils lui
seraient salutaires et auxquels elle ne pouvait d'elle-même se décider.
Elle nous aimait véritablement, elle
aurait eu plaisir à nous pleurer; survenant à un moment où elle se sentait bien et n'était pas en sueur, la
nouvelle que la maison était la proie d'un incendie où nous avions déjà tous péri et qui n'allait plus bientôt
laisser subsister une seule pierre des murs, mais auquel elle aurait eu tout le temps d'échapper sans se presser,
à condition de se lever tout de suite, a dû souvent hanter ses espérances comme unissant aux avantages
secondaires de lui faire savourer dans un long regret toute sa tendresse pour nous, et d'être la stupéfaction du
village en conduisant notre deuil, courageuse et accablée, moribonde debout, celui bien plus précieux de la Du Côté de Chez Swann
II.
56.
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