Du Côté de Chez Swann savait qu'elle était toujours à la maison à faire sa sieste ou à écrire des lettres avant l'heure du thé, et où il aurait plaisir à la voir un peu sans la déranger.
Publié le 12/04/2014
Extrait du document
«
l'emploi des journées d'Odette des renseignements sans lesquels il se sentirait malheureux, aussi bien qu'il en
réservait pour d'autres goûts dont il savait qu'il pouvait attendre du plaisir, au moins avant qu'il fût amoureux,
comme celui des collections et de la bonne cuisine.
Quand il voulut dire adieu à Odette pour rentrer, elle lui demanda de rester encore et le retint même vivement,
en lui prenant le bras, au moment où il allait ouvrir là porte pour sortir.
Mais il n'y prit pas garde, car, dans la
multitude des gestes, des propos, des petits incidents qui remplissent une conversation, il est inévitable que
nous passions, sans y rien remarquer qui éveille notre attention, près de ceux qui cachent une vérité que nos
soupçons cherchent au hasard, et que nous nous arrêtions au contraire à ceux sous lesquels il n'y a rien.
Elle
lui redisait tout le temps: "Quel malheur que toi, qui ne viens jamais l'après-midi, pour une fois que cela
t'arrive, je ne t'aie pas vu." Il savait bien qu'elle n'était pas assez amoureuse de lui pour avoir un regret si vif
d'avoir manqué sa visite, mais comme elle était bonne, désireuse de lui faire plaisir, et souvent triste quand
elle l'avait contrarié, il trouva tout naturel qu'elle le fût cette fois de l'avoir privé de ce plaisir de passer une
heure ensemble qui était très grand, non pour elle, mais pour lui.
C'était pourtant une chose assez peu
importante pour que l'air douloureux qu'elle continuait d'avoir finît par l'étonner.
Elle rappelait ainsi plus
encore qu'il ne le trouvait d'habitude, les figures de femmes du peintre de la Primavera.
Elle avait en ce
moment leur visage abattu et navré qui semble succomber sous le poids d'une douleur trop lourde pour elles,
simplement quand elles laissent l'enfant Jésus jouer avec une grenade ou regardent Moïse verser de l'eau dans
une auge.
Il lui avait déjà vu une fois une telle tristesse, mais ne savait plus quand.
Et tout d'un coup, il se
rappela: c'était quand Odette avait menti en parlant à Mme Verdurin le lendemain de ce dîner où elle n'était
pas venue sous prétexte qu'elle était malade et en réalité pour rester avec Swann.
Certes, eût-elle été la plus
scrupuleuse des femmes qu'elle n'aurait pu avoir de remords d'un mensonge aussi innocent.
Mais ceux que
faisait couramment Odette l'étaient moins et servaient à empêcher des découvertes qui auraient pu lui créer
avec les uns ou avec les autres, de terribles difficultés.
Aussi quand elle mentait, prise de peur, se sentant peu
armée pour se défendre, incertaine du succès, elle avait envie de pleurer, par fatigue, comme certains enfants
qui n'ont pas dormi.
Puis elle savait que son mensonge lésait d'ordinaire gravement l'homme à qui elle le
faisait, et à la merci duquel elle allait peut-être tomber si elle mentait mal.
Alors elle se sentait à la fois
humble et coupable devant lui.
Et quand elle avait à faire un mensonge insignifiant et mondain, par
association de sensations et de souvenirs, elle éprouvait le malaise d'un surmenage et le regret d'une
méchanceté.
Quel mensonge déprimant était-elle en train de faire à Swann pour qu'elle eût ce regard douloureux, cette
voix plaintive qui semblaient fléchir sous l'effort qu'elle s'imposait, et demander grâce? Il eut l'idée que ce
n'était pas seulement la vérité sur l'incident de l'après-midi qu'elle s'efforçait de lui cacher, mais quelque
chose de plus actuel, peut-être de non encore survenu et de tout prochain, et qui pourrait l'éclairer sur cette
vérité.
A ce moment, il entendit un coup de sonnette.
Odette ne cessa plus de parler, mais ses paroles n'étaient
qu'un gémissement: son regret de ne pas avoir vu Swann dans l'après-midi, de ne pas lui avoir ouvert, était
devenu un véritable désespoir.
On entendit la porte d'entrée se refermer et le bruit d'une voiture, comme si repartait une personne \24 celle
probablement que Swann ne devait pas rencontrer \24 à qui on avait dit qu'Odette était sortie.
Alors en
songeant que rien qu'en venant à une heure où il n'en avait pas l'habitude, il s'était trouvé déranger tant de
choses qu'elle ne voulait pas qu'il sût, il éprouva un sentiment de découragement, presque de détresse.
Mais
comme il aimait Odette, comme il avait l'habitude de tourner vers elle toutes ses pensées, la pitié qu'il eût pu
s'inspirer à lui-même ce fut pour elle qu'il la ressentit, et il murmura: "Pauvre chérie!" Quand il la quitta, elle
prit plusieurs lettres qu'elle avait sur sa table et lui demanda s'il ne pourrait pas les mettre à la poste.
Il les
emporta et, une fois rentré, s'aperçut qu'il avait gardé les lettres sur lui.
Il retourna jusqu'à la poste, les tira de
sa poche et avant de les jeter dans la boîte regarda les adresses.
Elles étaient toutes pour des fournisseurs, sauf
une pour Forcheville.
Il la tenait dans sa main.
Il se disait: "Si je voyais ce qu'il y a dedans, je saurais
comment elle l'appelle, comment elle lui parle, s'il y a quelque chose entre eux.
Peut-être même qu'en ne la
regardant pas, je commets une indélicatesse à l'égard d'Odette, car c'est la seule manière de me délivrer d'un Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE.
UN AMOUR DE SWANN 138.
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