Du Côté de Chez Swann qu'elle lui permît de la voir
Publié le 12/04/2014
Extrait du document
«
actions inconnues des êtres, de celles qui sont sans liens visibles avec leurs propos.
Et quand il voulut savoir
si c'était plutôt sous le caractère apparent de M.
de Charlus, de M.
des Laumes, de M.
d'Orsan, qu'il devait
situer la région inconnue où cet acte ignoble avait dû naître, comme aucun de ces hommes n'avait jamais
approuvé devant lui les lettres anonymes et que tout ce qu'ils lui avaient dit impliquait qu'ils les réprouvaient,
il ne vit pas de raisons pour relier cette infamie plutôt à la nature de l'un que de l'autre.
Celle de M.
de
Charlus était un peu d'un détraqué mais foncièrement bonne et tendre; celle de M.
des Laumes un peu sèche
mais saine et droite.
Quant à M.
d'Orsan, Swann, n'avait jamais rencontré personne qui dans les circonstances
même les plus tristes vînt à lui avec une parole plus sentie, un geste plus discret et plus juste.
C'était au point
qu'il ne pouvait comprendre le rôle peu délicat qu'on prêtait à M.
d'Orsan dans la liaison qu'il avait avec une
femme riche, et que chaque fois que Swann pensait à lui il était obligé de laisser de côté cette mauvaise
réputation inconciliable avec tant de témoignages certains de délicatesse.
Un instant Swann sentit que son
esprit s'obscurcissait et il pensa à autre chose pour retrouver un peu de lumière.
Puis il eut le courage de
revenir vers ces réflexions.
Mais alors après n'avoir pu soupçonner personne, il lui fallut soupçonner tout le
monde.
Après tout M.
de Charlus l'aimait, avait bon cur.
Mais c'était un névropathe, peut-être demain
pleurerait-il de le savoir malade, et aujourd'hui par jalousie, par colère, sur quelque idée subite qui s'était
emparée de lui, avait-il désiré lui faire du mal.
Au fond, cette race d'hommes est la pire de toutes.
Certes, le
prince des Laumes était bien loin d'aimer Swann autant que M.
de Charlus.
Mais à cause de cela même il
n'avait pas avec lui les mêmes susceptibilités; et puis c'était une nature froide sans doute, mais aussi incapable
de vilenies que de grandes actions.
Swann se repentait de ne s'être pas attaché, dans la vie, qu'à de tels êtres.
Puis il songeait que ce qui empêche les hommes de faire du mal à leur prochain, c'est la bonté, qu'il ne
pouvait au fond répondre que de natures analogues à la sienne, comme était, à l'égard du cur, celle de M.
de
Charlus.
La seule pensée de faire cette peine à Swann eût révolté celui-ci.
Mais avec un homme insensible,
d'une autre humanité, comme était le prince des Laumes, comment prévoir à quels actes pouvaient le
conduire des mobiles d'une essence différente.
Avoir du cur c'est tout, et M.
de Charlus en avait.
M.
d'Orsan
n'en manquait pas non plus et ses relations cordiales mais peu intimes avec Swann, nées de l'agrément que,
pensant de même sur tout, ils avaient à causer ensemble, étaient de plus de repos que l'affection exaltée de M.
de Charlus, capable de se porter à des actes de passion, bons ou mauvais.
S'il y avait quelqu'un par qui Swann
s'était toujours senti compris et délicatement aimé, c'était par M.
d'Orsan.
Oui, mais cette vie peu honorable
qu'il menait? Swann regrettait de n'en avoir pas tenu compte, d'avoir souvent avoué en plaisantant qu'il n'avait
jamais éprouvé si vivement des sentiments de sympathie et d'estime que dans la société d'une canaille.
Ce
n'est pas pour rien, se disait-il maintenant, que depuis que les hommes jugent leur prochain, c'est sur ses
actes.
Il n'y a que cela qui signifie quelque chose, et nullement ce que nous disons, ce que nous pensons.
Charlus et des Laumes peuvent avoir tels ou tels défauts, ce sont d'honnêtes gens.
Orsan n'en a peut-être pas,
mais ce n'est pas un honnête homme.
Il a pu mal agir une fois de plus.
Puis Swann soupçonna Rémi, qui il est
vrai n'aurait pu qu'inspirer la lettre, mais cette piste lui parut un instant la bonne.
D'abord Lorédan avait des
raisons d'en vouloir à Odette.
Et puis comment ne pas supposer que nos domestiques, vivant dans une
situation inférieure à la nôtre, ajoutant à notre fortune et à nos défauts des richesses et des vices imaginaires
pour lesquels ils nous envient et nous méprisent, se trouveront fatalement amenés à agir autrement que des
gens de notre monde.
Il soupçonna aussi mon grand-père.
Chaque fois que Swann lui avait demandé un
service, ne le lui avait-il pas toujours refusé? puis avec ses idées bourgeoises il avait pu croire agir pour le
bien de Swann.
Celui-ci soupçonna encore Bergotte, le peintre, les Verdurin, admira une fois de plus au
passage la sagesse des gens du monde de ne pas vouloir frayer avec ces milieux artistes où de telles choses
sont possibles, peut-être même avouées sous le nom de bonnes farces; mais il se rappelait des traits de
droiture de ces bohèmes, et les rapprocha de la vie d'expédients, presque d'escroqueries, où le manque
d'argent, le besoin de luxe, la corruption des plaisirs conduisent souvent l'aristocratie.
Bref cette lettre
anonyme prouvait qu'il connaissait un être capable de scélératesse, mais il ne voyait pas plus de raison pour
que cette scélératesse fût cachée dans le tuf \24 inexploré d'autrui \24 du caractère de l'homme tendre que de
l'homme froid, de l'artiste que du bourgeois, du grand seigneur que du valet.
Quel critérium adopter pour
juger les hommes? au fond il n'y avait pas une seule des personnes qu'il connaissait qui ne pût être capable
d'une infamie.
Fallait-il cesser de les voir toutes? Son esprit se voila; il passa deux ou trois fois ses mains sur
son front, essuya les verres de son lorgnon avec son mouchoir, et, songeant qu'après tout, des gens qui le Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE.
UN AMOUR DE SWANN 176.
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