Du Côté de Chez Swann Peut-être l'immobilité des choses autour de nous leur est-elle imposée par notre certitude que ce sont elles et non pas d'autres, par l'immobilité de notre pensée en face d'elles.
Publié le 12/04/2014
Extrait du document
«
moralement par l'odeur inconnue du vétiver, convaincu de l'hostilité des rideaux violets et de l'insolente
indifférence de la pendule que jacassait tout haut comme si je n'eusse pas été là; \24 où une étrange et
impitoyable glace à pieds quadrangulaires, barrant obliquement un des angles de la pièce, se creusait à vif
dans la douce plénitude de mon champ visuel accoutumé un emplacement qui n'y était pas prévu; \24 où ma
pensée, s'efforçant pendant des heures de se disloquer, de s'étirer en hauteur pour prendre exactement la
forme de la chambre et arriver à remplir jusqu'en haut son gigantesque entonnoir, avait souffert bien de dures
nuits, tandis que j'étais étendu dans mon lit, les yeux levés, l'oreille anxieuse, la narine rétive, le cur battant:
jusqu'à ce que l'habitude eût changé la couleur des rideaux, fait taire la pendule, enseigné la pitié à la glace
oblique et cruelle, dissimulé, sinon chassé complètement, l'odeur du vétiver et notablement diminué la
hauteur apparente du plafond.
L'habitude! aménageuse habile mais bien lente et qui commence par laisser
souffrir notre esprit pendant des semaines dans une installation provisoire; mais que malgré tout il est bien
heureux de trouver, car sans l'habitude et réduit à ses seuls moyens il serait impuissant à nous rendre un logis
habitable.
Certes, j'étais bien éveillé maintenant, mon corps avait viré une dernière fois et le bon ange de la certitude
avait tout arrêté autour de moi, m'avait couché sous mes couvertures, dans ma chambre, et avait mis
approximativement à leur place dans l'obscurité ma commode, mon bureau, ma cheminée, la fenêtre sur la
rue et les deux portes.
Mais j'avais beau savoir que je n'étais pas dans les demeures dont l'ignorance du réveil
m'avait en un instant sinon présenté l'image distincte, du moins fait croire la présence possible, le branle était
donné à ma mémoire; généralement je ne cherchais pas à me rendormir tout de suite; je passais la plus grande
partie de la nuit à me rappeler notre vie d'autrefois, à Combray chez ma grand'tante, à Balbec, à Paris, à
Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me rappeler les lieux, les personnes que j'y avais connues, ce que
j'avais vu d'elles, ce qu'on m'en avait raconté.
A Combray, tous les jours dès la fin de l'après-midi, longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au
lit et rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand'mère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe
et douloureux de mes préoccupations.
On avait bien inventé, pour me distraire les soirs où on me trouvait l'air
trop malheureux, de me donner une lanterne magique, dont, en attendant l'heure du dîner, on coiffait ma
lampe; et, à l'instar des premiers architectes et maîtres verriers de l'âge gothique, elle substituait à l'opacité
des murs d'impalpables irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, où des légendes étaient dépeintes
comme dans un vitrail vacillant et momentané.
Mais ma tristesse n'en était qu'accrue, parce que rien que le
changement d'éclairage détruisait l'habitude que j'avais de ma chambre et grâce à quoi, sauf le supplice du
coucher, elle m'était devenue supportable.
Maintenant je ne la reconnaissais plus et j'y étais inquiet, comme
dans une chambre d'hôtel ou de "chalet", où je fusse arrivé pour la première fois en descendant de chemin de
fer.
Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d'un affreux dessein, sortait de la petite forêt triangulaire qui
veloutait d'un vert sombre la pente d'une colline, et s'avançait en tressautant vers le château de la pauvre
Geneviève de Brabant.
Ce château était coupé selon une ligne courbe qui n'était autre que la limite d'un des
ovales de verre ménagés dans le châssis qu'on glissait entre les coulisses de la lanterne.
Ce n'était qu'un pan
de château et il avait devant lui une lande où rêvait Geneviève qui portait une ceinture bleue.
Le château et la
lande étaient jaunes et je n'avais pas attendu de les voir pour connaître leur couleur car, avant les verres du
châssis, la sonorité mordorée du nom de Brabant me l'avait montrée avec évidence.
Golo s'arrêtait un instant
pour écouter avec tristesse le boniment lu à haute voix par ma grand'tante et qu'il avait l'air de comprendre
parfaitement, conformant son attitude avec une docilité qui n'excluait pas une certaine majesté, aux
indications du texte; puis il s'éloignant du même pas saccadé.
Et rien ne pouvait arrêter sa lente chevauchée.
Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval de Golo qui continuait à s'avancer sur les rideaux de la
fenêtre, se bombant de leurs plis, descendant dans leurs fentes.
Le corps de Golo lui-même, d'une essence
aussi surnaturelle que celui de sa monture, s'arrangeait de tout obstacle matériel, de tout objet gênant qu'il
rencontrait en le prenant comme ossature et en se le rendant intérieur, fût-ce le bouton de la porte sur lequel
s'adaptait aussitôt et surnageait invinciblement sa robe rouge ou sa figure pâle toujours aussi noble et aussi Du Côté de Chez Swann
Du Côté de Chez Swann 4.
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