Du Côté de Chez Swann petit a l'air fatigué, il devrait monter se coucher.
Publié le 12/04/2014
Extrait du document


«
maître d'hôtel de remettre la lettre en ce moment devant tout le monde, mais que, quand on serait aux
rince-bouche, on trouverait le moyen de la faire passer à maman.
Aussitôt mon anxiété tomba; maintenant ce
n'était plus comme tout à l'heure pour jusqu'à demain que j'avais quitté ma mère, puisque mon petit mot allait,
la fâchant sans doute (et doublement parce que ce manège me rendrait ridicule aux yeux de Swann), me faire
du moins entrer invisible et ravi dans la même pièce qu'elle, allait lui parler de moi à l'oreille; puisque cette
salle à manger interdite, hostile, où, il y avait un instant encore, la glace elle-même \24 le "granité" \24 et les
rince-bouche me semblaient recéler des plaisirs malfaisants et mortellement tristes parce que maman les
goûtait loin de moi, s'ouvrait à moi et, comme un fruit devenu doux qui brise son enveloppe, allait faire jaillir,
projeter jusqu'à mon cur enivré l'attention de maman tandis qu'elle lirait mes lignes.
Maintenant je n'étais
plus séparé d'elle; les barrières étaient tombées, un fil délicieux nous réunissait.
Et puis, ce n'était pas tout:
maman allait sans doute venir!
L'angoisse que je venais d'éprouver, je pensais que Swann s'en serait bien moqué s'il avait lu ma lettre et en
avait deviné le but; or, au contraire, comme je l'ai appris plus tard, une angoisse semblable fut le tourment de
longues années de sa vie et personne, aussi bien que lui peut-être, n'aurait pu me comprendre; lui, cette
angoisse qu'il y a à sentir l'être qu'on aime dans un lieu de plaisir où l'on n'est pas, où l'on ne peut pas le
rejoindre, c'est l'amour qui la lui a fait connaître, l'amour auquel elle est en quelque sorte prédestinée, par
lequel elle sera accaparée, spécialisée; mais quand, comme pour moi, elle est entrée en nous avant qu'il ait
encore fait son apparition dans notre vie, elle flotte en l'attendant, vague et libre, sans affectation déterminée,
au service un jour d'un sentiment, le lendemain d'un autre, tantôt de la tendresse filiale ou de l'amitié pour un
camarade.
Et la joie avec laquelle je fis mon premier apprentissage quand Françoise revint me dire que ma
lettre serait remise, Swann l'avait bien connue aussi cette joie trompeuse que nous donne quelque ami,
quelque parent de la femme que nous aimons, quand arrivant à l'hôtel ou au théâtre où elle se trouve, pour
quelque bal, redoute, ou première où il va la retrouver, cet ami nous aperçoit errant dehors, attendant
désespérément quelque occasion de communiquer avec elle.
Il nous reconnaît, nous aborde familièrement,
nous demande ce que nous faisons là.
Et comme nous inventons que nous avons quelque chose d'urgent à dire
à sa parente ou amie, il nous assure que rien n'est plus simple, nous fait entrer dans le vestibule et nous
promet de nous l'envoyer avant cinq minutes.
Que nous l'aimons \24 comme en ce moment j'aimais Françoise
\24, l'intermédiaire bien intentionné qui d'un mot vient de nous rendre supportable, humaine et presque propice
la fête inconcevable, infernale, au sein de laquelle nous croyions que des tourbillons ennemis, pervers et
délicieux entraînaient loin de nous, la faisant rire de nous, celle que nous aimons.
Si nous en jugeons par lui,
le parent qui nous a accosté et qui est lui aussi un des initiés des cruels mystères, les autres invités de la fête
ne doivent rien avoir de bien démoniaque.
Ces heures inaccessibles et suppliciantes où elle allait goûter des
plaisirs inconnus, voici que par une brèche inespérée nous y pénétrons; voici qu'un des moments dont la
succession les aurait composées, un moment aussi réel que les autres, même peut-être plus important pour
nous, parce que notre maîtresse y est plus mêlée, nous nous le représentons, nous le possédons, nous y
intervenons, nous l'avons créé presque: le moment où on va lui dire que nous sommes là, en bas.
Et sans
doute les autres moments de la fête ne devaient pas être d'une essence bien différente de celui-là, ne devaient
rien avoir de plus délicieux et qui dût tant nous faire souffrir puisque l'ami bienveillant nous a dit: "Mais elle
sera ravie de descendre! Cela lui fera beaucoup plus de plaisir de causer avec vous que pe s'ennuyer là-haut."
Hélas! Swann en avait fait l'expérience, les bonnes intentions d'un tiers sont sans pouvoir sur une femme qui
s'irrite de se sentir poursuivie jusque dans une fête par quelqu'un qu'elle n'aime pas.
Souvent, l'ami redescend
seul.
Ma mère ne vint pas, et sans ménagements pour mon amour-propre (engagé à ce que la fable de la recherche
dont elle était censée m'avoir prié de lui dire le résultat ne fût pas démentie) me fit dire par Françoise ces
mots: "Il n'y a pas de réponse" que depuis j'ai si souvent entendu des concierges de "palaces" ou des valets de
pied de tripots, rapporter à quelque pauvre fille qui s'étonne: "Comment, il n'a rien dit, mais c'est impossible!
Vous avez pourtant bien remis ma lettre.
C'est bien, je vais attendre encore." Et \24 de même qu'elle assure
invariablement n'avoir pas besoin du bec supplémentaire que le concierge veut allumer pour elle, et reste là,
n'entendant plus que les rares propos sur le temps qu'il fait échanger entre le concierge et un chasseur qu'il Du Côté de Chez Swann
Du Côté de Chez Swann 14.
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