Du Côté de Chez Swann moments, tout au bout de son
Publié le 12/04/2014
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«
dégoût que lui avaient inspiré, avant qu'il aimât Odette, ses traits expressifs, son teint sans fraîcheur, lui
revenait à certains jours.
"Vraiment il y a progrès sensible, se disait-il le lendemain; à voir exactement les
choses, je n'avais presque aucun plaisir hier à être dans son lit, c'est curieux je la trouvais même laide." Et
certes, il était sincère, mais son amour s'étendait bien au-delà des régions du désir physique.
La personne
même d'Odette n'y tenait plus une grande place.
Quand du regard il rencontrait sur sa table la photographie
d'Odette, ou quand elle venait le voir, il avait peine à identifier la figure de chair ou de bristol avec le trouble
douloureux et constant qui habitait en lui.
Il se disait presque avec étonnement: "C'est elle" comme si tout
d'un coup on nous montrait extériorisée devant nous une de nos maladies et que nous ne la trouvions pas
ressemblante à ce que nous souffrons.
"Elle", il essayait de se demander ce que c'était; car c'est une
ressemblance de l'amour et de la mort, plutôt que celles si vagues, que l'on redit toujours, de nous faire
interroger plus avant, dans la peur que sa réalité se dérobe, le mystère de la personnalité.
Et cette maladie
qu'était l'amour de Swann avait tellement multiplié, il était si étroitement mêlé à toutes les habitudes de
Swann, à tous ses actes, à sa pensée, à sa santé, à son sommeil, à sa vie, même à ce qu'il désirait pour après sa
mort, il ne faisait tellement plus qu'un avec lui, qu'on n'aurait pas pu l'arracher de lui sans le détruire
lui-même à peu près tout entier: comme on dit en chirurgie, son amour n'était plus opérable.
Par cet amour Swann avait été tellement détaché de tous les intérêts, que quand par hasard il retournait dans
le monde en se disant que ses relations comme une monture élégante qu'elle n'aurait pas d'ailleurs su estimer
très exactement, pouvaient lui rendre à lui-même un peu de prix aux yeux d'Odette (et ç'aurait peut-être été
vrai en effet si elles n'avaient été avilies par cet amour même, qui pour Odette dépréciait toutes les choses
qu'il touchait par le fait qu'il semblait les proclamer moins précieuses), il y éprouvait, à côté de la détresse
d'être dans des lieux, au milieu de gens qu'elle ne connaissait pas, le plaisir désintéressé qu'il aurait pris à un
roman ou à un tableau où sont peints les divertissements d'une classe oisive, comme, chez lui, il se
complaisait à considérer le fonctionnement de sa vie domestique, l'élégance de sa garde-robe et de sa livrée,
le bon placement de ses valeurs, de la même façon qu'à lire dans Saint-Simon, qui était un de ses auteurs
favoris, la mécanique des journées, le menu des repas de Mme de Maintenon, ou l'avarice avisée et le grand
train de Lulli.
Et dans la faible mesure où ce détachement n'était pas absolu, la raison de ce plaisir nouveau
que goûtait Swann, c'était de pouvoir émigrer un moment dans les rares parties de lui-même restées presque
étrangères à son amour, à son chagrin.
A cet égard cette personnalité, que lui attribuait ma grand'tante, de
"fils Swann", distincte de sa personnalité plus individuelle de Charles Swann, était celle où il se plaisait
maintenant le mieux.
Un jour que, pour l'anniversaire de la princesse de Parme (et parce qu'elle pouvait
souvent être indirectement agréable à Odette en lui faisant avoir des places pour des galas, des jubilés), il
avait voulu lui envoyer des fruits, ne sachant pas trop comment les commander, il en avait chargé une cousine
de sa mère qui, ravie de faire une commission pour lui, lui avait écrit, en lui rendant compte qu'elle n'avait
pas pris tous les fruits au même endroit, mais les raisins chez Crapote dont c'est la spécialité, les fraises chez
Jauret, les poires chez Chevet où elles étaient plus belles, etc., "chaque fruit visité et examiné un par un par
moi".
Et en effet, par les remerciements de la princesse, il avait pu juger du parfum des fraises et du moelleux
des poires.
Mais surtout le "chaque fruit visité et examiné un par un par moi" avait été un apaisement à sa
souffrance, en emmenant sa conscience dans une région où il se rendait rarement, bien qu'elle lui appartînt
comme héritier d'une famille de riche et bonne bourgeoisie où s'étaient conservés héréditairement, tout prêts à
être mis à son service dès qu'il le souhaitait, la connaissance des "bonnes adresses" et l'art de savoir bien faire
une commande.
Certes, il avait trop longtemps oublié qu'il était le "fils Swann" pour ne pas ressentir quand il le redevenait un
moment, un plaisir plus vif que ceux qu'il eût pu éprouver le reste du temps et sur lesquels il était blasé; et si
l'amabilité des bourgeois, pour lesquels il restait surtout cela, était moins vive que celle de l'aristocratie (mais
plus flatteuse d'ailleurs, car chez eux du moins elle ne se sépare jamais de la considération), une lettre
d'altesse, quelques divertissements princiers qu'elle lui proposât, ne pouvait lui être aussi agréable que celle
qui lui demandait d'être témoin, ou seulement d'assister à un mariage dans la famille de vieux amis de ses
parents dont les uns avaient continué à le voir \24 comme mon grand-père qui, l'année précédente, l'avait invité
au mariage de ma mère \24 et dont certains autres le connaissaient personnellement à peine mais se croyaient Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE.
UN AMOUR DE SWANN 152.
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