Du Côté de Chez Swann la même sensation d'étouffement que peut causer aujourd'hui à des gens habitués à vingt ans d'électricité l'odeur d'une lampe qui charbonne ou d'une veilleuse qui file.
Publié le 12/04/2014
Extrait du document
«
si flatteur à voir proclamer à la face des "fidèles", mais depuis qu'il s'était aperçu qu'à beaucoup d'hommes
Odette semblait une femme ravissante et désirable, le charme qu'avait pour eux son corps avait éveillé en lui
un besoin douloureux de la maîtriser entièrement dans les moindres parties de son cur.
Et il avait commencé
d'attacher un prix inestimable à ces moments passés chez elle le soir, où il l'asseyait sur ses genoux, lui faisait
dire ce qu'elle pensait d'une chose, d'une autre, où il recensait les seuls biens à la possession desquels il tînt
maintenant sur terre.
Aussi, après ce dîner, la prenant à part, il ne manqua pas de la remercier avec effusion,
cherchant à lui enseigner selon les degrés de la reconnaissance qu'il lui témoignait, l'échelle des plaisirs
qu'elle pouvait lui causer, et dont le suprême était de le garantir, pendant le temps que son amour durerait et
l'y rendrait vulnérable, des atteintes de la jalousie.
Quand il sortit le lendemain du banquet, il pleuvait à verse, il n'avait à sa disposition que sa victoria; un ami
lui proposa de le reconduire chez lui en coupé, et comme Odette, par le fait qu'elle lui avait demandé de
venir, lui avait donné la certitude qu'elle n'attendait personne, c'est l'esprit tranquille et le cur content que,
plutôt que de partir ainsi dans la pluie, il serait rentré chez lui se coucher.
Mais peut-être, si elle voyait qu'il
n'avait pas l'air de tenir à passer toujours avec elle, sans aucune exception, la fin de la soirée, négligerait-elle
de la lui réserver, justement une fois où il l'aurait particulièrement désiré.
Il arriva chez elle après onze heures, et, comme il s'excusait de n'avoir pu venir plus tôt, elle se plaignit que ce
fût en effet bien tard, l'orage l'avait rendue souffrante, elle se sentait mal à la tête et le prévint qu'elle ne le
garderait pas plus d'une demi-heure, qu'à minuit, elle le renverrait; et, peu après, elle se sentit fatiguée et
désira s'endormir.
\24 Alors, pas de catleyas ce soir? lui dit-il, moi qui espérais un bon petit catleya.
Et d'un air un peu boudeur et nerveux, elle lui répondit:
"Mais non, mon petit, pas de catleyas ce soir, tu vois bien que je suis souffrante!"
"Cela t'aurait peut-être fait du bien, mais enfin je n'insiste pas."
Elle le pria d'éteindre la lumière avant de s'en aller, il referma lui-même les rideaux du lit et partit.
Mais
quand il fut rentré chez lui, l'idée lui vint brusquement que peut-être Odette attendait quelqu'un ce soir,
qu'elle avait seulement simulé la fatigue et qu'elle ne lui avait demandé d'éteindre que pour qu'il crût qu'elle
allait s'endormir, qu'aussitôt qu'il avait été parti, elle l'avait rallumée, et fait rentrer celui qui devait passer la
nuit auprès d'elle.
Il regarda l'heure.
Il y avait à peu près une heure et demie qu'il l'avait quittée, il ressortit,
prit un fiacre et se fit arrêter tout près de chez elle, dans une petite rue perpendiculaire à celle sur laquelle
donnait derrière son hôtel et où il allait quelquefois frapper à la fenêtre de sa chambre à coucher pour qu'elle
vînt lui ouvrir; il descendit de voiture, tout était désert et noir dans ce quartier, il n'eut que quelques pas à
faire à pied et déboucha presque devant chez elle.
Parmi l'obscurité de toutes les fenêtres éteintes depuis
longtemps dans la rue, il en vit une seule d'où débordait, \24 entre les volets qui en pressaient la pulpe
mystérieuse et dorée, \24 la lumière qui remplissait la chambre et qui, tant d'autres soirs, du plus loin qu'il
l'apercevait, en arrivant dans la rue le réjouissait et lui annonçait: "elle est là qui t'attend" et qui maintenant, le
torturait en lui disant: "elle est là avec celui qu'elle attendait".
Il voulait savoir qui; il se glissa le long du mur
jusqu'à la fenêtre, mais entre les lames obliques des volets il ne pouvait rien voir; il entendait seulement dans
le silence de la nuit le murmure d'une conversation.
Certes, il souffrait de voir cette lumière dans l'atmosphère
d'or de laquelle se mouvait derrière le châssis le couple invisible et détesté, d'entendre ce murmure qui
révélait la présence de celui qui était venu après son départ, la fausseté d'Odette, le bonheur qu'elle était en
train de goûter avec lui.
Et pourtant il était content d'être venu: le tourment qui l'avait forcé de sortir de chez lui avait perdu de son
acuité en perdant de son vague, maintenant que l'autre vie d'Odette, dont il avait eu, à ce moment-là, le Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE.
UN AMOUR DE SWANN 134.
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