DISCUSSIONS LITTÉRAIRES ET POLITIQUES
Publié le 11/08/2011
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J'aime ceux qui souffrent, cela est le fond de ma nature, je le sens — et malgré ma brutalité et ma paresse, je me souviens, je pense et ma tête travaille. Je lis les livres de misère. Ce qui a pris possession du grand coin de mon cœur, c'est la foi politique, le feu républicain. Nous sommes un noyau d'avancés. Nous ne nous entendons pas sur tout, mais nous sommes tous pour la Révolution. « 93. Ce point culminant de l'histoire; la convention, cette iliade; nos pères, ces géants. « Quand je dis que nous sommes d'accord, nous avons failli nous battre plus d'une fois : j'ai, un jour, appelé Robespierre un pion et Jean-Jacques un « pisse-froid «. « Pisse-froid « a failli me brouiller avec toute la bande. On me passait la pionnerie de Robespierre, quitte à y revenir et à discuter ça plus tard, mais « pisse-froid « appliqué à Rousseau était trop fort. Que voulais-je dire par là? Quand on lance des mots pareils, il faut les expliquer... Que signifiait « pisse-froid «? Eh! mon Dieu, je ne suis pas médecin, mais j'ai entendu toujours appeler pisse-froid, même par ma mère, les gens qui n'étaient pas francs du collier - qui avaient l'air sournois, en dessous! « Alors Jean-Jacques était en dessous? « J'ai eu bien du mal à m'en tirer et j'ai dû faire quelques excuses. J'ai dû retirer pisse-froid. Je l'ai fait à contrecœur et pour avoir la paix. Il ne rit jamais, ce Rousseau, il est pincé, pleurard; il fait des phrases qui n'ont pas l'air de venir de son cœur; il s'adresse aux Romains, comme au collège nous nous adressions à eux dans nos devoirs... Il sent le collège à plein nez. Pisse-froid, oui, c'est bien ça! Je tiens pour Voltaire. Je préfère Voltaire à Rousseau. « Voltaire? « crie Matoussaint. Il me lance à la tête les vers d'Hugo... ... Ce singe de génie! Je laisse passer l'orage et maintiens mon dire, en aggravant encore mes torts; le Voltaire qui me va, n'est pas le Voltaire des grands livres, c'est le Voltaire des contes, c'est le Voltaire gai, qui donne des chiquenaudes à Dieu, fait des risettes au diable, et s'en va blaguant tout... - Alors tu es un sceptique? dit Matoussaint, s'écartant de deux pas et croisant les bras en me fixant dans les deux yeux. J'ai retiré « pisse-froid « pour Rousseau, je maintiens sceptique pour moi. « Et tu te prétends révolutionnaire!... - Je ne prétends rien. Je prétends que Rousseau m'ennuie. Voltaire aussi, quand il prend ses grands airs, et je n'aime pas qu'on m'ennuie; si pour être révolutionnaire il faut s'embêter d'abord, je donne ma démission. Je me suis déjà, assez embêté chez mes parents. - Tu fais donc de la révolution pour t'amuser? reprend Matoussaint en jetant un regard circulaire sur toute la bande, pour montrer où j'en suis tombé. « Je suis collé et je balbutie mal quelques explications. Mon embarras même me sauve. Matoussaint, qui a peur que je ne trouve à la fin quelque chose à répondre, me déclare qu'il sait « que j'ai été plus loin que je ne voulais, que ce n'est pas moi qui traiterais la Révolution comme une rigolade et qui promènerais le drapeau de nos pères comme un jouet... « Seulement, vois-tu, tu as la manie de contredire, tu t'y trouves pris quelquefois, dame! « et il rit d'un air de vainqueur indulgent. On trouve généralement que je n'ai pas d'enthousiasme pour deux sous. Pas d'enthousiasme! Que dites-vous là?
A l'heure où la Voix du peuple paraît, je vais frémissant la détacher de la ficelle où elle pend contre les vitres du marchand de vins; je donne mon sou et je pars heureux comme si je venais d'acheter un fusil. Ce style de Proudhon jette des flammes, autant que le soleil dans les vitres, et il me semble que je vois à travers les lignes flamboyer une baïonnette. Pas d'enthousiasme? Ah! qu'on soulève un pavé et vous verrez si je ne réponds pas « présent « à l'appel des barricadiers, si je ne vais pas me ranger, muet et pâle, sous la bannière où il y aurait écrit : Mourir en combattant! Pas d'enthousiasme! Mais je me demande parfois si je ne suis pas au contraire un religieux à rebours, si je ne suis pas un moinillon de la révolte, un petit esclave de la Révolution. Pourquoi ce frisson toujours aux premiers mots de rébellion? Pourquoi cette soif de bataille, et même cette soif de martyre? Je subirais le supplice et je mourrais comme un héros, je crois, au refrain de la Marseillaise... Ils trouvent à l'hôtel Lisbonne que je n'ai pas la foi! Ils m'en veulent de ne pas croire aux gloires et aux livres. - J'ai peur d'y croire trop encore! Il me semble qu'il se mêle à mon enthousiasme le romantisme de lectures ardentes qui font voir l'insurrection pleine de poésie et de grandeur, et qui promettent aux cadavres républicains une oraison funèbre scandée à coups de canon. Est-ce que je sais au juste pourquoi je voudrais la bataille et ce que donnera la victoire? Pas trop. Mais je sens bien que ma place est du côté où l'on criera : Vive la République démocratique et sociale! De ce côté-là seront tous les fils que leur père a fait saigner sous les coups de l'humiliation, tous les professeurs que le proviseur a insultés, tous ceux que les injustices ont affamés!... (...) J'ai assez des cruautés que j'ai vues, des bêtises auxquelles j'ai assisté, des tristesses qui ont passé près de moi, pour savoir que le monde est mal fait, et je le lui dirai, au premier jour, à coups de fusil... Pas d'enthousiasme de commande, non! Mais la fièvre du bien et l'amour du combat!
Jules VALLES. Le bachelier, 1881.
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