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DES CLASSES SOCIALES AU POUVOIR POLITIQUE

Publié le 12/08/2011

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« Le problème des antagonismes de classes que nous avons analysés d'abord dans les sociétés capitalistes et ensuite dans les sociétés soviétiques conduit à un problème fondamental, celui du pouvoir politique. En effet, l'affirmation la plus nécessaire et la plus vulnérable dans l'idéologie soviétique, c'est la confusion du prolétariat et du Parti, des masses et de l'Etat. Quelques citations de Marx nous le confirmeront. Je prends d'abord un texte emprunté au 18 Brumaire de Louis-Napoléon, où le pouvoir exécutif est décrit « avec son immense organisation bureaucratique et militaire, avec son mécanisme étatique complexe et artificiel, son armée de fonctionnaires d'un demi-million d'hommes, et son autre armée de 500 000 soldats; tout cela constitue un effroyable corps parasite qui recouvre comme d'une membrane le corps de la société française et en bouche tous les pores. « Tel est le monstre que Marx voulait tuer. Je vous cite encore un autre texte : « Toutes les révolutions politiques n'ont fait que perfectionner cette machine au lieu de la briser. Les partis qui luttèrent à tour de rôle pour le pouvoir considèrent la conquête de cet immense édifice d'Etat comme la principale proie du vainqueur. « Le dessein marxiste ne visait pas à conquérir l'Etat, mais à s'en emparer d'abord, pour le supprimer ensuite, suppression qui était possible parce que l'Etat n'était rien de plus que l'organisation par laquelle une classe maintenait domination et exploitation. Dès lors, disait Marx, du jour où il n'y aura plus une classe qui exploite les autres classes, il n'y aura plus besoin d'Etat; après la révolution, l'Etat dépérira puisque celui-ci n'existe que pour permettre l'exploitation. D'où le premier problème qui se pose à tout marxiste en U.R.S.S. : comment se fait-il que l'Etat n'ait pas dépéri? On peut répondre de diverses façons à la question, en invoquant le fait que la révolution n'est pas universelle et qu'il y a des Etats capitalistes au-dehors; en disant qu'il existe encore des classes antagonistes; ou encore que, quelles que soient les relations sociales, les fonctions d'intérêt collectif doivent être remplies, que donc les fonctionnaires sont nécessaires et que l'on appelle bureaucratie d'Etat le groupe d'hommes chargés de ces fonctions. Quoi qu'il en soit, le marxisme ouvre une première voie d'accès au problème du pouvoir politique. Si nous supposons que Marx a raison, si ce pouvoir n'est rien de plus que l'expression des conflits de classes, de deux choses l'une : ou l'Etat doit disparaître après la révolution, ou, s'il survit, c'est qu'il y a des classes antagonistes. De toutes manières, nous avons à résoudre le problème : qu'est-ce que le pouvoir politique, dans une société de type soviétique où il ne subsiste plus de classes définies par la propriété des instruments de production? Une deuxième voie est celle de la sociologie empirique. En effet, j'ai déjà fait allusion, en une expression vague, à la classe supérieure. Dans les pays capitalistes, on la nommera bourgeoisie; dans la société soviétique, on l'appelle volontiers bureaucratie. Les trotskystes dénoncent avec la même vigueur les bourgeois et les bureaucrates. Quel que soit le terme que l'on emploie, on découvre un problème de fait. Il existe, dans ces deux types de société, une minorité d'hommes qui se trouvent en haut de la hiérarchie sociale, à la fois par le prestige dont ils jouissent, par les revenus qu'ils reçoivent et par le pouvoir qu'ils exercent. Quand on dit bourgeoisie et bureaucratie, les concepts suggèrent simplement l'une des oppositions fondamentales. D'un côté les membres de la minorité privilégiée ne sont pas étroitement liés à l'Etat, ils sont possesseurs d'une fortune individuelle; dans une société soviétique, cette minorité puissante semble être l'expression de l'Etat lui-même. Quoi qu'il en soit, la sociologie empirique doit analyser cette classe supérieure. Enfin, la troisième voie d'accès au problème du pouvoir est celle de la théorie que l'on baptise aujourd'hui machiavélienne. Il existe effectivement, dans l'histoire de la pensée politique, une école qui a tenu pour fondamentale, dans les sociétés humaines, la distinction entre les masses populaires et le petit nombre des puissants. L'opposition sociale majeure serait celle du peuple et de la classe dirigeante. Cette théorie est peu populaire dans les universités, et je voudrais vous dire, en quelques mots, pourquoi elle se heurte à des résistances qui se donnent pour scientifiques mais qui trahissent quelques préjugés d'un autre ordre. Machiavel et ses successeurs pensaient que les hommes changent peu, que ceux qui ont du pouvoir en abusent, que les bénéficiaires du pouvoir changent plus que la manière dont il est exercé et les bénéfices qu'il apporte. Ce pessimisme est énergiquement rejeté par les esprits qui pensent, à tort ou à raison, qu'insister sur ces constances de la nature individuelle et collective risquerait de décourager les hommes et de les inciter au cynisme. De plus, cette théorie, réaliste et psychologique, tend à expliquer les sociétés par les caractères; volontiers elle dirait que chaque société est déterminée par le tempérament de la minorité dirigeante. Elle ajoute même parfois que les élites qui manquent de force, de capacité de violence sont condamnées à mort. Une telle vue de l'histoire est à coup sûr désenchantée; elle est déplaisante, même dans la part de vérité qu'elle comporte. Ajoutons que les théoriciens machiavéliens sont des politiques et non pas des économistes, ils pensent que le phénomène premier est le pouvoir et non pas la propriété. A notre époque, où la façon de penser marxiste domine un peu partout, même chez les antimarxistes, ils font figure d'hérétiques, de non-conformistes, ils passent pour ignorer l'essentiel. Quoi qu'il en soit, cette troisième voie d'accès nous conduit au même point que les deux premières. Plusieurs fois, l'analyse des groupes et de leurs conflits a touché le problème du pouvoir. Les ouvriers n'en ont-ils pas au pouvoir auquel ils sont soumis à l'intérieur de l'entreprise? Les classes, d'après certains sociologues, ne sont-elles pas ennemies parce qu'elles prétendent à la possession du pouvoir? Dans l'un comme dans l'autre type de société, des hommes en petit nombre exercent les fonctions dirigeantes qui sont-ils? Comment sont-ils recrutés? Retrouve-t-on, ici et là, les mêmes catégories?

Raymond ARON. La lutte des classes. Gallimard édit., 1964 (Collection Idées).

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