Denis de Rougemont, Lettre ouverte aux Européens
Publié le 27/03/2011
Extrait du document
Certes, nous pouvons railler les illusions du siècle des Lumières et du siècle bourgeois capitaliste ; nous pouvons répéter que notre industrie aboutit à l'enlaidissement de la nature et de l'espèce, notre science à la bombe atomique, nos révolutions à l'État totalitaire ; que le progrès n'est donc nullement fatal : qu'il n'est plus même un idéal européen, mais bien russe et américain, et tout cela semble bien vrai. Mais il n'est pas moins vrai que l'horizon d'un progrès toujours possible reste vital pour l'homme européen ; et que nos vies perdraient leur sens, si vraiment nous cessions de croire qu'un lendemain plus vaste et libre reste ouvert. De plus, il serait faux de penser que notre idée européenne du progrès ait vraiment émigré en Russie ou en Amérique. Ce qu'on appelle «progrès« dans ces empires de masses, diffère profondément de notre idéal. Dans une dictature, par exemple, l'idée de progrès perdra nécessairement ce qui fait, à nos yeux, tout son prix : elle cessera d'être liée à l'idée de liberté, c'est-à-dire à la perspective d'une vie plus libre pour chacun de nous, et bientôt elle ira se lier à l'idée de contrainte collective, négation même de son mouvement originel. D'où nous vient, en effet, le concept de progrès ? Il n'est apparu comme tel qu'au XVIIIe siècle. Mais ses origines sont beaucoup plus anciennes et remontent incontestablement — encore une fois — au christianisme primitif. Pour les religions antiques, point de nouveauté ni de véritable création possible. Leur nostalgie n'était pas dans l'avenir, mais dans le temps mythique des origines. L'idée que le lendemain puisse apporter des innovations bénéfiques, que les petits-fils puissent être plus heureux que leurs ancêtres, était tout étrangère aux Anciens, comme elle le reste à la plupart des Orientaux. Survient alors le christianisme et, avec lui, l'histoire comme aventure, où tout reste imprévu sauf la fin : le retour du Seigneur au Jugement dernier (1). D'ici là, nous nous avançons dans l'inconnu que nous créons nous-mêmes, dans l'incertitude et l'espoir. Les catastrophes restent toujours possibles, mais le progrès aussi devient possible : il traduit notre volonté d'échapper aux fatalités. Et nous l'imaginons comme le produit de toutes les créations accumulées par les grands hommes, héros, savants, législateurs et saints. Nous pensons que tout cela rendra la vie meilleure. Nous nous trompons peut-être, mais nous le pensons, et depuis près de deux mille ans. Cependant, de nos jours, notre foi dans le progrès a cessé d'être une foi naïve. Nous nous posons à son sujet des questions parfois angoissantes. Comment mesurer le progrès ? Qui peut affirmer qu'au total il ait un sens positif? Dans l'ensemble, il se peut qu'il n'en ait point, qu'il n'ait aucune direction vérifiable, et que la somme des modifications qu'il nous apporte, en bien et en mal, s'annule. La croyance au progrès collectif demeure un pur et simple acte de foi, devant lequel il est permis de rester sceptique... En vérité, l'idée de progrès ne peut reprendre un sens certain que par rapport à notre vie individuelle. Car le progrès à l'origine signifiait une libération, et, de nos jours encore, la liberté ne peut avoir de sens que pour l'individu (que serait une liberté de masse ?). Je définirai donc le progrès véritable comme «l'augmentation continuelle des possibilités de choix qui sont offertes, tant matérielles que culturelles, à un nombre sans cesse croissant d'individus«. Et la mesure de ce progrès, ce ne sera pas seulement l'augmentation de notre sécurité, de notre confort, mais aussi et peut-être surtout celle de nos risques personnels, des occasions et des moyens de nous décider nous-mêmes, donc d'être libres. Car la seule liberté qui compte pour moi — dira tout véritable Européen — c'est celle de me réaliser ; de chercher, de trouver et de vivre ma vérité, non celle des autres, et non celle que l'État ou le parti a décidé de m'imposer toute faite. Si je perdais cette liberté fondamentale, alors vraiment ma vie n'aurait plus aucun sens. Denis de Rougemont, Lettre ouverte aux Européens, 1970. (1) Le retour du Seigneur au Jugement dernier : croyance chrétienne selon laquelle Dieu reviendra, à la fin des temps, juger les vivants et les morts ressuscités.
Résumé (8 points) Vous résumerez le texte en 180 mots. Une marge de 10 % en plus ou en moins est admise. Vous indiquerez, à la fin de votre résumé, le nombre de mots employés. Vocabulaire (2 points) Vous donnerez le sens, dans le texte, des deux expressions soulignées : 1) «le temps mythique des origines«, 2) «une foi naïve«. Discussion (10 points) Pensez-vous, comme l'auteur, que le «progrès véritable« consiste surtout en l'augmentation «des occasions et des moyens de nous décider nous-mêmes, donc d'être libres« ?
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