D'Aubigné (1552-1630) Les tragiques, Livre I, «Misères»
Publié le 03/03/2011
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Au début du Livre II des Tragiques, D'Aubigné représente sous la forme d'une allégorie saisissante la France déchirée par les guerres de religion. Je veux peindre la France une mère affligée, Qui est, entre ses bras, de deux enfants chargée. Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts Des tétins nourriciers; puis, à force de coups 5 D'ongles, de poings, de pieds, il brise le partage1 Dont nature donnait à son besson2 l'usage; Ce voleur acharné, cet Esau3 malheureux, Fait dégât du doux lait qui doit nourrir les deux, Si que4, pour arracher à son frère la vie, 10 II méprise la sienne et n'en a plus d'envie. Mais son Jacob3 pressé d'avoir jeûné meshui5, Ayant dompté longtemps en son cœur son ennui6, A la fin se défend, et sa juste colère Rend à l'autre un combat dont le champ est la mère. 15 Ni les soupirs ardents, les pitoyables cris, Ni les pleurs réchauffés7 ne calment leurs esprits; Mais leur rage les guide et leur poison les trouble8. Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble. Leur conflit se rallume et fait9 si furieux 20 Que d'un gauche10 malheur ils se crèvent les yeux. Cette femme éplorée, en sa douleur plus forte11, Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte; Elle voit les mutins, tout déchirés, sanglants, Qui, ainsi que du cœur, des mains se vont cherchant. 25 Quand, pressant à son sein d'une amour maternelle Celui qui a le droit et la juste querelle12, Elle veut le sauver, l'autre, qui n'est pas las, Viole, en poursuivant, l'asile de ses bras. Adonc se perd le lait, le suc de sa poitrine; 30 Puis, aux derniers abois de sa proche ruine, Elle dit : «Vous avez, félons, ensanglanté Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté; Or13, vivez de venin, sanglante géniture, Je n'ai plus que du sang pour votre nourriture! « Les tragiques, Livre I, «Misères«, v. 97-130
♦Cette œuvre a été commencée en 1577, mais n'a été publiée qu'en 1616. 1. Part, lot. — 2. Jumeau. —3. D'Aubigné reprend le thème biblique de la rivalité des deux frères Esau et Jacob (Genèse, XXV-XXXIII). -4. Si bien que. - 5. Aujourd'hui. — 6. Douleur, souffrance. — 7. Qui redoublent. — 8. Les égare. — 9. Devient. — 10. Funeste. — 11. A prendre dans le sens d'un superlatif« la plus forte«. — 12. Cause. - 13. Désormais.
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