Contes de la bécasse Devant nous la Seine se déroulait, ondulante, semée d'îles, bordée à droite de blanches falaises que couronnait une forêt, à gauche de prairies immenses qu'une autre forêt limitait, là-bas, tout là-bas.
Publié le 11/04/2014
Extrait du document
«
Comme les revenus fournis par la Patronne ne lui semblaient point suffisants, il a annexé à la Vierge
principale un petit commerce de Saints.
II les tient tous ou presque tous.
La place manquant dans la chapelle,
il les a emmagasinés au bûcher, d'où il les sort sitôt qu'un fidèle les demande.
Il a façonné lui-même ces
statuettes de bois, invraisemblablement comiques, et les a peintes toutes en vert à pleine couleur, une année
qu'on badigeonnait sa maison.
Vous savez que les Saints guérissent les maladies ; mais chacun a sa spécialité
; et il ne faut pas commettre de confusion ni d'erreurs.
Ils sont jaloux les uns des autres comme des cabotins.
Pour ne pas se tromper, les vieilles bonnes femmes viennent consulter Mathieu.
"Pour les maux d'oreilles, qué saint qu'est l'meilleur ?
\24\24Mais y a saint Osyme qu'est bon ; y a aussi saint Pamphile qu'est pas mauvais."
Ce n'est pas tout.
Comme Mathieu a du temps de reste, il boit ; mais il boit en artiste, en convaincu, si bien qu'il est gris
régulièrement tous les soirs.
Il est gris, mais il le sait ; il le sait si bien qu'il note, chaque jour, le degré exact
de son ivresse.
C'est là sa principale occupation ; la chapelle ne vient qu'après.
Et il a inventé, écoutez bien et cramponnez-vous, il a inventé le saoulomètre.
L'instrument n'existe pas, mais les observations de Mathieu sont aussi précises que celles d'un mathématicien.
Vous l'entendez dire sans cesse : "D'puis lundi, j'ai passé quarante-cinq."
Ou bien : "J'étais entre cinquante-deux et cinquante-huit."
Ou bien : "J'en avais bien soixante-six à soixante-dix."
Ou bien : "Cré coquin, je m' croyais dans les cinquante, v'là que j' m'aperçois qu' j'étais dans les
soixante-quinze !"
Jamais il ne se trompe.
Il affirme n'avoir pas atteint le mètre, mais comme il avoue que ses observations cessent d'être précises quand
il a passé quatre-vingt-dix, on ne peut se fier absolument à son affirmation.
Quand Mathieu reconnaît avoir passé quatre-vingt-dix, soyez tranquille, il était crânement gris.
Dans ces occasions-là, sa femme, Mélie, une autre merveille, se met en des colères folles.
Elle l'attend sur sa
porte, quand il rentre, et elle hurle : "Te voilà, salaud, cochon, bougre d'ivrogne !"
Alors Mathieu, qui ne rit plus, se campe en face d'elle, et, d'un ton sévère : "Tais-toi, Mélie, c'est pas le
moment de causer.
Attends à d'main."
Si elle continue à vociférer, il s'approche et, la voix tremblante : "Gueule plus ; j' suis dans les
quatre-vingt-dix ; je n' mesure plus ; j' vas cogner, prends garde !"
Alors, Mélie bat en retraite.
Contes de la bécasse
Contes de la bécasse 40.
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