Devoir de Philosophie

Chateaubriand (1768-1848), Mémoires d'outre-tombe (1).

Publié le 23/04/2011

Extrait du document

chateaubriand

« Le monde actuel, le monde sans autorité consacrée, semble placé entre deux impossibilités : l'impossibilité du passé, l'impossibilité de l'avenir. Et n'allez pas croire, comme quelques-uns se le figurent, que si nous sommes mal à présent, le bien renaîtra du mal ; la nature humaine dérangée à sa source ne marche pas ainsi correctement. Par exemple, les excès de la liberté mènent au despotisme ; mais les excès de la tyrannie ne mènent qu'à la tyrannie, celle-ci en nous dégradant nous rend incapables d'indépendance : Tibère n'a pas fait remonter Rome à la république, il n'a laissé après lui que Caligula. « Pour éviter de s'expliquer on se contente de déclarer que les temps peuvent cacher dans leur sein une constitution politique que nous n'apercevons pas. L'antiquité tout entière, les plus beaux génies de cette antiquité, comprenaient-ils la société sans esclaves? Et nous la voyons subsister. On affirme que dans cette civilisation à naître l'espèce s'agrandira : je l'ai moi-même avancé : cependant n'est-il pas à craindre que l'individu ne diminue ? Nous pourrons être de laborieuses abeilles occupées en commun de notre miel. Dans le monde « matériel « les hommes s'associent pour le travail, une multitude arrive plus vite et par différentes routes à la chose qu'elle cherche ; des masses d'individus élèveront les Pyramides ; en étudiant chacun de son côté, ces individus rencontreront des découvertes dans les sciences, exploreront tous les coins de la création physique. Mais dans le monde « moral « en est-il de la sorte? Mille cerveaux auront beau se coaliser, ils ne composeront jamais le chef-d'œuvre qui sort de la tête d'un Homère. « On a dit qu'une cité dont les membres auront une égale répartition de bien et d'éducation présentera aux regards de la Divinité un spectacle au-dessus de la cité de nos pères. La folie du moment est d'arriver à l'unité des peuples et de ne faire qu'un seul homme de l'espèce entière, soit ; mais en acquérant des facultés générales, toute une série de sentiments privés ne périra-t-elle pas ? Adieu les douceurs du foyer, adieu les charmes de la famille ; parmi tous ces êtres blancs, jaunes, noirs réputés vos compatriotes, vous ne pourriez vous jeter au cou d'un frère. N'y avait-il rien dans la vie d'autrefois, rien dans cet espace borné que vous aperceviez de votre fenêtre encadrée de lierre ? Au-delà de votre horizon vous soupçonniez des pays inconnus dont vous parlait à peine l'oiseau de passage, seul voyageur que vous aviez vu à l'automne. C'était bonheur de songer que les collines qui vous environnaient ne disparaîtraient pas à vos yeux ; qu'elles renfermeraient vos amitiés et vos amours ; que le gémissement de la nuit autour de votre asile serait le seul bruit auquel vous vous endormiriez ; que jamais la solitude de votre âme ne serait troublée, que vous y rencontreriez toujours les pensées qui vous y attendent pour reprendre avec vous leur entretien familier. Vous saviez où vous étiez né, vous saviez où serait votre tombe ; en pénétrant dans la forêt vous pouviez dire : Beaux arbres qui m'avez vu naître, Bientôt vous me verrez mourir! « L'homme n'a pas besoin de voyager pour s'agrandir ; il porte avec lui l'immensité. Tel accent échappé de votre sein ne se mesure pas et trouve un écho dans des milliers d'âmes : qui n'a point en soi cette mélodie, la demandera en vain à l'univers. Asseyez-vous sur le tronc de l'arbre abattu au fond des bois ; si dans l'oubli profond de lui-même, dans votre immobilité, dans votre silence vous ne trouvez pas l'infini, il est inutile de vous égarer aux rivages du Gange. « Quelle serait une société universelle qui n'aurait point de pays particulier, qui ne serait ni française, ni anglaise, ni allemande, ni espagnole, ni portugaise, ni italienne, ni russe, ni tartare, ni turque, ni persane, ni indienne, ni chinoise, ni américaine, ou plutôt qui serait à la fois toutes ces sociétés? Qu'en résulterait-il pour ses mœurs, ses sciences, ses arts, sa poésie? Comment s'exprimeraient des passions ressenties à la fois à la manière des différents peuples dans les différents climats ? Comment entrerait dans le langage cette confusion de besoins et d'images produits des divers soleils qui auraient éclairé une jeunesse, une virilité et une vieillesse communes? Et quel serait ce langage? De la fusion des sociétés résultera-t-il un idiome universel, ou bien y aura-t-il un dialecte de transaction servant à l'usage journalier, tandis que chaque nation parlerait sa propre langue, ou bien les langues diverses seraient-elles entendues de tous? Sous quelle règle semblable, sous quelle loi unique existerait cette société? Comment trouver place sur une terre agrandie par la puissance d'ubiquité, et rétrécie par les petites proportions d'un globe fouillé partout? Il ne resterait qu'à demander à la science le moyen de changer de planète. « Chateaubriand (1768-1848), Mémoires d'outre-tombe (1). • Vous ferez, suivant votre préférence, soit un résumé respectant le mouvement de ce texte, soit une analyse en ordonnant les thèmes. Vous dégagerez ensuite de ces pages un problème que vous jugez important, en préciserez les données, le discuterez s'il y a lieu et exposerez en les justifiant vos propres vues sur la question.  

(1) Il est rappelé que Chateaubriand achève la rédaction de ses Mémoires en 1834, âgé de soixante-sept ans, qu'il a vu choir, durant son existence, les régimes les plus divers, depuis la Révolution en 1789 Jusqu'à la révolution de 1830 qui vient de mettre fin à la Restauration, qu'il s'interroge sur « l'avenir du monde « avec la lucidité et l'expérience d'un diplomate et d'un ancien ministre des « Affaires étrangères «.

Liens utiles