Cela va sans dire, Caïus. CALIGULA Et par conséquent, il n'y a pas de complot, dis-moi, ce n'était qu'une plaisanterie ? LE VIEUX PATRICIEN, décomposé. Une plaisanterie, une simple plaisanterie... CALIGULA Personne ne veut me tuer, cela est évident ? LE VIEUX PATRICIEN Personne, bien sûr, personne. CALIGULA, respirant fortement, puis lentement. Alors, disparais, ma jolie. Un homme d'honneur est un animal si rare en ce monde que je ne pourrais pas en supporter la vue trop longtemps. Il faut que je reste seul pour savourer ce grand moment. SCÈNE V Caligula contemple un moment la tablette de sa place. Il la saisit et la lit. Il respire fortement et appelle un garde. CALIGULA Amène Cherea. Le garde sort. Un moment. Le garde s'arrête. Avec des égards. Le garde sort. Caligula marche un peu de long en large. Puis il se dirige vers le miroir. Tu avais décidé d'être logique, idiot. Il s'agit seulement de savoir jusqu'où cela ira. (Ironique.) Si l'on 'apportait la lune, tout serait changé, n'est-ce pas ? Ce qui est impossible deviendrait possible et du ême coup, en une fois, tout serait transfiguré. Pourquoi pas, Caligula ? Qui peut le savoir ? (Il regarde autour de lui.) Il y a de moins en moins de monde autour de moi, c'est curieux. (Au miroir, d'une voix sourde.) Trop de morts, trop de morts, cela dégarnit. Même si l'on m'apportait la lune, je ne pourrais pas revenir en arrière. Même si les morts frémissaient à nouveau sous la caresse du soleil, les meurtres ne rentreraient pas sous terre pour autant. (Avec un accent furieux.) La logique, Caligula, il faut poursuivre a logique. Le pouvoir jusqu'au bout, l'abandon jusqu'au bout. Non, on ne revient pas en arrière et il faut aller jusqu'à la consommation ! Entre Cherea. SCÈNE VI Caligula, renversé un peu dans son siège, est engoncé dans son manteau. Il a l'air exténué. CHEREA Tu m'as demandé, Caïus ? CALIGULA, d'une voix faible. Oui, Cherea. Gardes ! Des flambeaux ! Silence. CHEREA Tu as quelque chose de particulier à me dire ? CALIGULA Non, Cherea. Silence. CHEREA, un peu agacé. Tu es sûr que ma présence est nécessaire ? CALIGULA Absolument sûr, Cherea. Encore un temps de silence. Soudain empressé. Mais, excuse-moi. Je suis distrait et te reçois bien mal. Prends ce siège et devisons en amis. J'ai besoin de parler un peu à quelqu'un d'intelligent. Cherea s'assied. Naturel, il semble, pour la première fois depuis le début de la pièce. Cherea, crois-tu que deux hommes dont l'âme et la fierté sont égales peuvent, au moins une fois dans leur vie, se parler de tout leur coeur - comme s'ils étaient nus l'un devant l'autre, dépouillés des préjugés, des intérêts particuliers et des mensonges dont ils vivent ? CHEREA Je pense que cela est possible, Caïus. Mais je crois que tu en es incapable. CALIGULA Tu as raison. Je voulais seulement savoir si tu pensais comme moi. Couvrons-nous donc de masques. Utilisons nos mensonges. Parlons comme on se bat, couverts jusqu'à la garde. Cherea, pourquoi ne m'aimestu pas ? CHEREA Parce qu'il n'y a rien d'aimable en toi, Caïus. Parce que ces choses ne se commandent pas. Et aussi, parce que je te comprends trop bien et qu'on ne peut aimer celui de ses visages qu'on essaie de masquer en soi. CALIGULA Pourquoi me haïr ? C19EREA Ici, tu te trompes, Caïus. Je ne te hais pas. Je te juge nuisible et cruel, égoïste et vaniteux. Mais je ne puis pas te haïr puisque je ne te crois pas heureux. Et je ne puis pas te mépriser puisque je sais que tu n'es pas lâche. CALIGULA Alors, pourquoi veux-tu me tuer ? CHEREA