Candide l'un de ce qu'on a gagné avec l'autre ; d'être rançonnée par les officiers de justice, et de n'avoir en perspective qu'une vieillesse affreuse, un hôpital et un fumier, vous concluriez que je suis une des plus malheureuses créatures du monde.
Publié le 12/04/2014
Extrait du document
«
Candide et Martin allèrent en gondole sur la Brenta et arrivèrent au palais du noble Pococuranté.
Les jardins
étaient bien entendus, et ornés de belles statues de marbre ; le palais, d'une belle architecture.
Le maître du
logis, homme de soixante ans, fort riche, reçut très poliment les deux curieux, mais avec très peu
d'empressement, ce qui déconcerta Candide et ne déplut point à Martin.
D'abord deux filles jolies et proprement mises servirent du chocolat qu'elles firent très bien mousser.
Candide
ne put s'empêcher de les louer sur leur beauté, sur leur bonne grâce et sur leur adresse.
« Ce sont d'assez
bonnes créatures, dit le sénateur Pococuranté ; je les fais quelquefois coucher dans mon lit, car je suis bien las
des dames de la ville, de leurs coquetteries, de leurs jalousies, de leurs querelles, de leurs humeurs, de leurs
petitesses, de leur orgueil, de leurs sottises, et des sonnets qu'il faut faire ou commander pour elles ; mais,
après tout, ces deux filles commencent fort à m'ennuyer.
»
Candide, après le déjeuner, se promenant dans une longue galerie, fut surpris de la beauté des tableaux.
Il
demanda de quel maître étaient les deux premiers.
« Ils sont de Raphaël, dit le sénateur ; je les achetai fort
cher par vanité il y a quelques années ; on dit que c'est ce qu'il y a de plus beau en Italie, mais ils ne me
plaisent point du tout : la couleur en est très rembrunie ; les figures ne sont pas assez arrondies, et ne sortent
point assez ; les draperies ne ressemblent en rien à une étoffe ; en un mot, quoi qu'on en dise, je ne trouve
point là une imitation vraie de la nature.
Je n'aimerai un tableau que quand je croirai voir la nature elle-
même : il n'y en a point de cette espèce.
J'ai beaucoup de tableaux mais je ne les regarde plus.
»
Pococuranté, en attendant le dîner, se fit donner un concerto.
Candide trouva la musique délicieuse.
« Ce
bruit, dit Pococuranté, peut amuser une demi-heure ; mais, s'il dure plus longtemps, il fatigue tout le monde,
quoique personne n'ose l'avouer.
La musique aujourd'hui n'est plus que l'art d'exécuter des choses difficiles, et
ce qui n'est que difficile ne plaît point à la longue.
« J'aimerais peut-être mieux l'opéra, si on n'avait pas trouvé le secret d'en faire un monstre qui me révolte.
Ira
voir qui voudra de mauvaises tragédies en musique, où les scènes ne sont faites que pour amener, très mal à
propos, deux ou trois chansons ridicules qui font valoir le gosier d'une actrice ; se pâmera de plaisir qui
voudra, ou qui pourra, en voyant un châtré fredonner le rôle de César et de Caton et se promener d'un air
gauche sur des planches ; pour moi, il y a longtemps que j'ai renoncé à ces pauvretés, qui font aujourd'hui la
gloire de l'Italie, et que des souverains payent si chèrement.
» Candide disputa un peu, mais avec discrétion.
Martin fut entièrement de l'avis du sénateur.
On se mit à table, et après un excellent dîner, on entra dans la bibliothèque.
Candide, en voyant un Homère
magnifiquement relié, loua l'illustrissime sur son bon goût.
« Voilà, dit- il, un livre qui faisait les délices du
grand Pangloss, le meilleur philosophe de l'Allemagne.
\24 Il ne fait pas les miennes, dit froidement
Pococuranté ; on me fit accroire autrefois que j'avais du plaisir en le lisant ; mais cette répétition continuelle
de combats qui se ressemblent tous, ces dieux qui agissent toujours pour ne rien faire de décisif, cette Hélène
qui est le sujet de la guerre, et qui à peine est une actrice de la pièce ; cette Troie qu'on assiège et qu'on ne
prend point, tout cela me causait le plus mortel ennui.
J'ai demandé quelquefois à des savants s'ils
s'ennuyaient autant que moi à cette lecture.
Tous les gens sincères m'ont avoué que le livre leur tombait des
mains, mais qu'il fallait toujours l'avoir dans sa bibliothèque, comme un monument de l'antiquité, et comme
ces médailles rouillées qui ne peuvent être de commerce.
\24 Votre Excellence ne pense pas ainsi de Virgile ? dit Candide.
\24 Je conviens, dit Pococuranté, que le second,
le quatrième et le sixième livre de son Énéide sont excellents ; mais pour son pieux Énée, et le fort Cloanthe,
et l'ami Achates, et le petit Ascanius, et l'imbécile roi Latinus, et la bourgeoise Amata, et l'insipide Lavinia, je
ne crois pas qu'il y ait rien de si froid et de plus désagréable.
J'aime mieux le Tasse et les contes à dormir
debout de l'Arioste.
\24 Oserais-je vous demander, monsieur, dit Candide, si vous n'avez pas un grand plaisir à
lire Horace ? \24 Il y a des maximes, dit Pococuranté, dont un homme du monde peut faire son profit, et qui,
étant resserrées dans des vers énergiques, se gravent plus aisément dans la mémoire.
Mais je me soucie fort Candide
CHAPITRE VINGT-CINQUIÈME 36.
»
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