Bertrand de Jouvenel, article de l'ouvrage collectif Économie et société humaine
Publié le 27/04/2011
Extrait du document
Notre civilisation offre un contraste essentiel avec toutes les civilisations — tant la nôtre jusqu'au XVIIe siècle que la civilisation chinoise — qui se sont toutes incarnées dans des formes expressives de valeur, formes matérielles ou immatérielles. La société moderne au contraire se manifeste en flux et l'on peut la dire héraclitéenne, d'autant plus qu'elle est animée par le feu, autre thème d'Héraclite. Tout coule et tout ce qui a été apporté est emporté à un rythme de plus en plus rapide ; rien n'est fait pour durer et la valeur d'une construction est estimée selon le flux des services qu'elle rendra pendant une courte suite d'années, services estimés à un prix décroissant selon que Tannée est plus éloignée. (...) A ce compte on n'aurait jamais bâti de cathédrales. C'est une société qui ne plante pas des chênes mais des résineux ou des peupliers. A ce flux, tout ce qui préexistait n'est plus fondement mais obstacle. De même que dans Paris les Portes Saint-Martin et Saint-Denis gênent la circulation automobile, de même dans l'ordre intellectuel il faut faire place aux savoirs nouveaux, éliminer les savoirs anciens. La révolution culturelle n'est pas, comme on la présente, révolte contre la marche de notre société, mais au contraire une révolution culturelle permanente lui est consubstantielle. Vivre dans un flux rapide n'est pas du goût de tous. Beaucoup le trouvent angoissant matériellement et moralement. Et d'abord matériellement. Lorsque l'on dit avec sérénité que le travailleur devra changer d'emploi plusieurs fois au cours de sa vie, se représente-t-on bien ce que cela signifie en attente de débauchage, en recherche d'emploi nouveau, en déracinement à partir de l'environnement de travail qui lui était habituel, en changement de domicile et de voisins, en insécurité qui ne peut être compensée, incomplètement aujourd'hui, mieux demain, que sous la forme financière seulement? (...) Nous sommes la première civilisation génératrice de nomades alors que les nomades ont été de tout temps de redoutables destructeurs de civilisations. Et moralement, il y a perte de points de repère. Comme le décor physique change, ainsi les normes, ainsi les usages. L'homme, entendez l'individu, aime le changement, mais essentiellement celui dont il est l'auteur. Tandis qu'il le cause il se sent agissant, puissant, et après l'avoir causé il se sent fier de son ouvrage. Mais il a toujours redouté au contraire le déchaînement des éléments. Or, ce qui se passe aujourd'hui a, pour l'individu, la dimension de phénomènes élémentaux. Ce sont phénomènes hors de proportion avec sa faible personne, qui lui rendent le gain de sa vie impossible sur sa terre natale, qui le déplacent vers des agglomérations où il arrive en étranger, qui l'éliminent de l'emploi qu'il avait trouvé, qui d'autre part lui apportent des produits qu'il n'avait pas imaginés. Faire n'est plus activité qui lui soit propre ou commune avec des compagnons de son enfance ou avec des associés par lui choisis. Le pouvoir de faire est concentré dans de grandes organisations où il prend rang suivant ses lettres de noblesse : pair s'il est issu des grandes écoles, gentilhomme si c'est de l'Université, et le reste à l'avenant. Le pouvoir de faire étant concentré, seul le pouvoir de consommer est personnel : aussi est-il naturel qu'on y attache de l'importance. Et il n'est pas impropre de dénommer société de consommation celle où cette fonction irresponsable est la seule qui soit exercée souverainement par l'individu. Notre forme d'organisation ne donnant à l'individu qu'une forme de pouvoir, le pouvoir d'achat, qui est par destination une satisfaction limitée à lui et à ses proches immédiats, est une école d'irresponsabilité sociale. Bertrand de Jouvenel, article de l'ouvrage collectif Économie et société humaine, Denoël, 1972, pages 89 à 91. Vous ferez de ce texte soit un résumé qui en respecte le mouvement, soit une analyse qui en distingue et ordonne les thèmes. Puis vous choisirez dans le texte un problème qui vous paraît important et vous direz quelles réflexions il vous inspire.
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