Barbey D'AUREVILLY : Les Diaboliques
Publié le 18/07/2012
Extrait du document

« Il vit donc toujours, ce vieux mauvais sujet ?
- Par Dieu ! s'il vit ! et par l'ordre de Dieu, Madame, -
fis-je en me reprenant, car je me souvins qu'elle était dévote,
- et de la paroisse de Sainte-Clotilde encore, la paroisse des
ducs ! - Le roi est mort ! Vive le roi ! disait-on sous l'ancienne
monarchie avant qu'elle fûtcassée, cette vieille porcelaine de
Sèvres. Don Juan, lui, malgré toutes les démocraties, est un
monarque qu'on ne cassera pas.
Au fait, le diable est immortel! dit-elle comme une rai.
son qu'elle se serait donnée.
-Il a même ...
Qui ? ... le diable ? ...
Non, Don Juan ... soupé, il y a trois jours, en goguette ...
Devinez où ? ...
- À votre affreuse Maison-d'Or, sans doute .. .
- Fi donc, Madame ! Don Juan n'y va plus ... il n'y a rien
là à fricasser pour sa grandesse. Le seigneur Don Juan a toujours
été un peu comme ce fameux moine d'Arnaud de Brescia
qui, racontent les Chroniques, ne vivait que du sang des âmes.
C'est avec cela qu'il aime à roser son vin de Champagne, et
cela ne se trouve plus depuis longtemps dans le cabaret des
cocottes!

«
tion qu'il a inspirée une fois, ce diable d'homme ! me· fait l'effet
de durer toujours.
-
Pour un catholique, je vous trouve profanant, dit-elle
lentement, niais un peu crispée- et je vous prie de m'épargner
le détail des soupers de vos coquines, si c'est une manière
inventée par vous de m'en donner des nouvelles que de me
parler, ce soir, de Don Juan.
- Je n'invente rien, Madame.
Les coquines du souper en
question, si ce sont des coquines, ne sont pas les miennes ...
malheureusement ...
- Assez,
Monsieur !
Permettez-moi d'être modeste.
C'étaient ...
- Les
mille è trè ? ...
-fit-elle, curieuse, se ravisant, presque
revenue à l'amabilité.
-
Oh! pas toutes, Madame ...
Une douzaine seulement.
C'est déjà, comme cela, bien assez honnête ...
-
Et déshonnête aussi, -ajouta-t-elle.
- D'ailleurs, vous savez
aussi bien que moi qu'il ne peut
pas tenir beaucoup de monde dans le boudoir de la comtesse
de Chiffrevas.
On a pu y faire des choses grandes.; mais il est
fort petit, ce boudoir ...
- Comment? - se récria-t-elle, étonnée.
C'est donc
dans le boudoir qu'on aura soupé ? ...
-
Oui, Madame, c'est dans le boudoir.
Et pourquoi pas?
On dîne bien sur un champ de bataille.
On voulait donner un
souper extraordinaire au seigneur Don Juan, et c'était plus
digne de lui de le lui donner sur le théâtre de sa gloire, là où
les souvenirs fleurissent à la place des orangers.
Jolie idée,
tendre et mélancolique! Ce n'était pas le bal des victimes; c'en
était le souper.
Et Don Juan? - dit-elle, comme Orgon dit : « Et Tar
tuffe ? » dans la pièce .
...,-- Don Juan a fort bien pris la chose et très bien soupé,
...
Lui,
tout seul, devant elles !
dans la personne de quelqu'un que vous connaissez ...
et qui
n'est rien moins que le comte Jules-Amédée-Hector de Ra vila
de Ravilès.
Lui
! C'est bien, en effet, Don Juan », dit-elle.
Et, quoiqu'elle
eût passé l'âge de la rêverie, cette dévote à
bec et à ongles, elle se mit à rêver au comte Jules-Amédée
Hector, à cet homme de race Juan, de cette antique race.
»
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