Devoir de Philosophie

Balzac (1799-1850) Illusions perdues, 1re partie, «Les deux poètes»

Publié le 04/03/2011

Extrait du document

balzac

Lucien Chardon et David Séchard sont deux jeunes gens qui vivent à Angoulême. Pauvres et solitaires, ils rêvent d'un avenir brillant fait de célébrité littéraire et de bonheur. En attendant d'égaler leurs modèles, ils vivent dans l'admiration de leurs œuvres : c'est une véritable communion de sentiments et d'aspirations.

Depuis environ trois ans, les deux amis avaient donc confondu leurs destinées si brillantes dans l'avenir. Ils lisaient les grandes œuvres qui apparurent depuis la paix sur l'horizon littéraire et scientifique, les ouvrages de Schiller1, 5 de Gœthe2, de lord Byron3, de Walter Scott4, de Jean-Paul5, de Berzelius6, de Davy7, de Cuvier8, de Lamartine, etc. Ils s'échauffaient à ces grands foyers, ils s'essayaient en des œuvres avortées, ou prises, quittées et reprises avec ardeur. Ils travaillaient continuellement sans lasser les inépuisables 10 forces de la jeunesse. Également pauvres, mais dévorés par l'amour de l'art et de la science, ils oubliaient la misère présente en s'occupant à jeter les fondements de leur renommée. — Lucien, sais-tu ce que je viens de recevoir de Paris? dit 15 l'imprimeur en tirant de sa poche un petit volume in-18. Écoute! David lut, comme savent lire les poètes, l'idylle d'André de Chénier intitulée Néère, puis celle du Jeune Malade, puis l'élégie sur le suicide, celle dans le goût ancien, et les deux 20 derniers ïambes. — Voilà donc ce qu'est André de Chénier ! s'écria Lucien à plusieurs reprises. Il est désespérant, répétait-il pour la troisième fois quand David trop ému pour continuer lui laissa prendre le volume. 25 — Un poète retrouvé par un poète! dit-il en voyant la signature de la préface. — Après avoir produit ce volume, reprit David, Chénier croyait n'avoir rien fait qui fût digne d'être publié. Lucien lut à son tour l'épique morceau de L'Aveugle et 30 plusieurs élégies. Quand il tomba sur le fragment : S'ils n'ont point de bonheur, en est-il sur la terre? il baisa le livre, et les deux amis pleurèrent, car tous deux aimaient avec idolâtrie. Les pampres s'étaient colorés, les vieux murs de la maison, fendillés, bossués, inégalement 35 traversés par d'ignobles lézardes, avaient été revêtus de cannelures, de bossages, de bas-reliefs et des innombrables chefs-d'œuvre de je ne sais quelle architecture par les doigts d'une fée. La fantaisie avait secoué ses fleurs et ses rubis sur la petite cour obscure. La Camille d'André Chénier était 40 devenue pour David son Ève adorée, et pour Lucien une grande dame qu'il courtisait. La poésie avait secoué les pans majestueux de sa robe étoilée sur l'atelier où grimaçaient les Singes et les Ours de la typographie. Cinq heures sonnaient, mais les deux amis n'avaient ni faim ni soif ; la vie leur était un 45 rêve d'or, ils avaient tous les trésors de la terre à leurs pieds. Ils apercevaient ce coin d'horizon bleuâtre indiqué du doigt par l'Espérance à ceux dont la vie est orageuse, et auxquels sa voix de sirène dit : «Allez, volez, vous échapperez au malheur par cet espace d'or, d'argent ou d'azur. « Illusions perdues, 1re partie, «Les deux poètes«

1. Schiller : écrivain allemand (1759-1805), auteur de Wallenstein, Guillaume Tell. - 2. Gœthe : écrivain allemand (1749-1832), auteur des Souffrances du jeune Werther. — 3. Lord Byron : poète romantique anglais (1788-1824), mort pour l'indépendance de la Grèce. — 4. Walter Scott : écrivain écossais (1771-1832) dont les romans historiques eurent une grande influence sur les écrivains romantiques. — 5. Jean-Paul : Richter, dit Jean-Paul, écrivain allemand (1763-1825). — 6. Berzelius : chimiste suédois (1779-1848). — 7. Davy : chimiste et physicien anglais (1778-1829). — 8. Cuvier : zoologiste et paléontologiste français (1769-1832).   

Liens utiles