avant de les descendre, ce sont deux célébrités, deux fameux clients, qui nous ont valu un monde de crédit. Ce gaillard-là... - mais tu as dû, vieux coquin, descendre de ton armoire pendant la nuit, et mettre ton oeil sur l'encrier, pour avoir ce pâté-là sur ton sourcil, - a assassiné son maître. - Cela lui ressemble-t-il ? demandai-je en reculant devant cette brute, pendant que Wemmick crachait sur son sourcil et l'essuyait avec sa manche. - Si cela lui ressemble !... mais c'est lui-même, le moule a été fait à Newgate, aussitôt qu'il a été décroché. - Tu avais de l'amitié pour moi, n'est-ce pas, mon vieux gredin ? » dit Wemmick, en interpellant le buste. Il m'expliqua ensuite cette singulière apostrophe, en touchant sa broche, et en disant : « Il l'a fait faire exprès pour moi. - Est-ce que cet autre animal a eu la même fin ? dis-je. Il a le même air. - Vous avez deviné, dit Wemmick, c'est l'air de tous ces gens-là ; on dirait qu'on leur a saisi la narine avec du crin et un petit hameçon. Oui, il a eu la même fin. C'est, je vous assure, une fin toute naturelle ici. Il avait falsifié des testaments, et c'est cette lame, si ce n'est pas lui, qui a envoyé dormir les testateurs supposés. - Tu étais un avide gaillard, malgré tout, dit M. Wemmick, en commençant à apostropher le second buste ; et tu te vantais de pouvoir écrire le grec ; tu étais un fier menteur ; quel menteur tu faisais ! Je n'en ai jamais vu de pareil à toi ! » Avant de remettre son défunt ami sur sa tablette, Wemmick toucha la plus grosse de ses bagues de deuil, et dit : « Il l'a envoyée acheter, la veille, tout exprès pour moi. » Tandis qu'il mettait en place l'autre buste, et qu'il descendait de la chaise, il me vint à l'idée que tous les bijoux qu'il portait provenaient de sources analogues. Comme il n'avait montré aucune discrétion sur ce sujet, je pris la liberté de le lui demander, quand il se retrouva devant moi, occupé à épousseter ses mains. « Oh ! oui, dit-il, ce sont tous des cadeaux de même genre ; l'un amène l'autre. Vous voyez, voilà comment cela se joue, et je ne les refuse jamais. Ce sont des curiosités. Elles ont toujours quelque valeur, peut-être n'en ont-elles pas beaucoup ; mais, après tout, on les a et on les porte. Cela ne signifie pas grand-chose pour vous, avec vos brillants dehors, mais pour moi, l'étoile qui me guide me dit : « Accepte tout ce qui peut se porter. » Quand j'eus rendu hommage à cette théorie, il continua d'un ton affable : « Si un de ces jours vous n'aviez rien de mieux à faire, et qu'il vous fût agréable de venir me voir à Walworth, je pourrais vous offrir un lit, et je considérerais cela comme un grand honneur pour moi. Je n'ai que peu de choses à vous montrer : seulement deux ou trois curiosités, que vous serez peut-être bien aise de voir. Je raffole de mon petit bout de jardin et de ma maison de campagne. » Je lui dis que je serais enchanté d'accepter son hospitalité. « Merci ! dit-il alors, nous considérerons donc la chose comme tout à fait entendue. Venez lorsque cela vous fera plaisir. Avez-vous déjà dîné avec M. Jaggers ? - Pas encore. - Eh bien ! dit Wemmick, il vous donnera du vin et du bon vin. Moi, je vous donnerai du punch et du punch qui ne sera pas mauvais. Maintenant je vais vous dire quelque chose : Quand vous irez dîner chez M. Jaggers, faites attention à sa gouvernante. - Verrai-je quelque chose de bien extraordinaire ? - Vous verrez, dit Wemmick, une bête féroce apprivoisée. Vous allez me dire que ça n'est pas si extraordinaire ; je vous répondrai que cela dépend de la férocité naturelle de la bête et de son degré de soumission. Je ne veux pas amoindrir votre opinion de la puissance de M. Jaggers, mais faites-y bien attention. » Je lui dis que je le ferais avec tout l'intérêt et toute la curiosité que cette communication éveillait en moi ; et, au moment où j'allais partir, il me demanda si je ne pouvais pas disposer de cinq minutes pour voir M. Jaggers à l'oeuvre. Pour plusieurs raisons, et surtout parce que je ne savais pas bien clairement à quelle oeuvre nous allions voir M. Jaggers, je répondis affirmativement. Nous plongeâmes dans la Cité, et nous entrâmes dans un tribunal de police encombré de monde, où un individu assez semblable au défunt qui avait du goût pour les broches, se tenait debout à la barre et mâchait quelque chose, tandis que mon tuteur faisait subir à une femme un interrogatoire ou contreinterrogatoire, je ne sais plus lequel. Il la frappait de terreur, et en frappait également le tribunal et toutes les personnes présentes. Si quelqu'un, à quelque classe qu'il appartînt, disait un mot qu'il n'approuvait pas, il demandait aussitôt son expulsion. Si quelqu'un ne voulait pas admettre son affirmation, il disait : « Je saurai bien vous y forcer ! » Et si, au contraire, quelqu'un l'admettait, il disait : « Maintenant, je vous tiens ! » Les juges tremblaient au seul mouvement de son doigt. Le voleurs, les policemen étaient suspendus, avec un ravissement mêlé de crainte, à ses paroles, et tremblaient quand un des poils de ses sourcils se tournait de leur côté. Pour qui était-il ? Que faisait-il ? Je ne pouvais le deviner, car il me paraissait tenir la salle tout entière comme sous la meule d'un moulin. Je sais seulement que quand je sortis sur la pointe des pieds, il n'était pas du côté des juges, car par ses récriminations il faisait trembler convulsivement sous la table les jambes du vieux gentleman qui présidait, et qui représentait sur ce siège la loi et la justice britanniques.