Antoine PROST, Histoire de la vie privée, Le corps épanoui
Publié le 21/06/2012
Extrait du document

La réhabilitation du corps constitue sans doute l'un des aspects les
plus importants de l'histoire de la vie privée. Elle modifie en effet le
rapport de l'individu avec lui-même et les autres.
Se maquiller, faire de la gymnastique ou du jogging, du tennis, du
ski ou de la planche à voile, c'est prendre son corps à la fois comme
fin de son activité et comme moyen. Dans certaines activités, le travail
physique par exemple, le corps est un moyen, non une fin. Dans
d'autres, comme la cuisine, le corps est la fin, mais le moyen est un
intermédiaire, les plats que l'on prépare dans cet exemple. La nouveauté
de la fin du xxe siècle, c'est la généralisation d'activités corporelles
qui ont le corps lui-même pour but : son apparence, son bien-être, son
accomplissement. « Se sentir bien dans sa peau « devient un idéal.

«
complexes : danser, c'était exposer sa maîtrise de ces codes.
Après la
guerre de 1914, la danse lie les couples, et les moralistes dénoncent la
lascivité du tango.
Après la
Seconde Guerre mondiale, le jazz qui, avec
le charleston, n'avait touché jusque-là que des minorités, soutient de
ses rythmes des danses populaires, boogie-woogie, be-bop, etc.
Ce sont
toujours des couples qui dansent mais ils s'écartent,
se rapprochent,
s'écartent encore.
Le plaisir d'éprouver sa propre force, sa souplesse
au gré des passes, en accord avec un rythme, accompagne celui, plus
sensuel, du partenaire que
les slows donnent l'occasion d'étreindre sans
les règles de figures et de pas du tango.
Avec
le jerk et le disco, voici
que
l'on danse seul, éventuellement sans partenaire.
Au rite social a
succédé un rite du couple, puis un rite du corps individuel.
La maîtrise
des usages, l'accord avec un partenaire, la célébration du corps : la
danse a connu trois âges successifs.
S'occuper de son corps prend ainsi une place importante dans la
vie
privée, et l'on y recherche des gratifications multiples et complexes.
Le plaisir du bain, de la toilette, de l'effort physique est en partie satis
faction narcissique, contemplation de soi-même.
Le miroir n'est pas
une nouveauté du
xxe siècle ; sa banalisation, en revanche, en est une,
comme la façon d'en
user: on ne s'y regarde pas seulement avec le
regard
d'un autre, pour voir si l'on respecte les codes vestimentaires ;
on s'y regarde comme les autres ne sont pas en général autorisés
à le
faire : sans maquillage, sans vêtement, nu.
Mais
les satisfactions narcissiques de la salle de bains sont traver
sées de rêves et de souvenirs.
S'occuper de son corps, c'est le préparer
pour
le donner à voir.
Il ne suffit pas de montrer ses parures, ses bijoux,
ses décorations.
Le vêtement ou bien
se fait fonctionnel, confortable,
pratique, fût-ce au mépris des usages, ou bien met en valeur
le corps,
le laisse deviner, le souligne et parfois le révèle.
On fait parure désor
mais de son bronzage, de sa peau lisse et ferme, de sa souplesse, et
le dynamisme du cadre moderne est attesté par ce que son style sug
gère de sportif.
On laisse d'ailleurs voir de plus en plus son corps :cha
que étape de ce dénudement partiel commence par faire scandale, puis
se répand rapidement et finit par s'imposer, du moins parmi les jeu
nes, aggravant la coupure entre
les générations.
C'est l'histoire de la
mini-jupe,
au milieu des années 1960, comme celle, dix ans plus tard,
du monokini sur
les plages.
Montrer ses cuisses ou ses seins cesse d'être
indécent.
Et
l'on voit l'été, dans les villes, des hommes en short, che
mise ouverte ou torse nu.
Le corps n'est plus seulement réhabilité et
assumé : il est revendiqué et donné
à voir.
Au regard des normes de l'entre-deux guerres,
le progrès du nu est
celui de l'indécence : à tout
le moins, c'est de la provocation.
Pour
la norme nouvelle, c'est au contraire chose naturelle : une nouvelle
façon d'habiter son corps.
En témoigne
le fait que le nu ne progresse
pas seulement dans les lieux publics, mais également dans l'univers
domestique..
»
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