Anthologie philosophique: KANT
Publié le 25/03/2015
Extrait du document
EXTRAITS
1. La révolution scientifique : une nouvelle manière de connaître
Kant, Critique de la raison pure, Préface
de la deuxième édition [1787], trad. Main Renaut,
GF-Flammarion, 2006, p. 74-76.
[...] dans ces sciences, il doit y avoir de la raison, il faut que quelque chose y soit connu a priori, et la connaissance rationnelle peut se rapporter de deux manières à son objet : elle peut soit simplement déterminer cet objet et son concept (qui doit être donné d'un autre côté), soit, en outre, le rendre effectif La première manière correspond à la connaissance théorique, la seconde à la connaissance pratique de la raison. De l'une comme de l'autre, la partie pure, si vaste ou si restreint que puisse en être le contenu, j'entends : la partie où la raison détermine entièrement a priori son objet, doit être exposée d'abord isolément et sans être mêlée à ce qui provient d'autres sources ; car c'est mal gérer son affaire que de dépenser aveuglément ses revenus, sans par la suite, quand on s'empêtre dans des difficultés, être capable de distinguer quelle partie des revenus pourrait supporter la dépense et sur quelle partie il faut faire des coupes.
Mathématique et physique sont les deux connaissances théoriques de la raison qui doivent déterminer leurs objets a priori, la première de façon entièrement pure, la seconde du moins en partie, mais aussi selon d'autres sources de connaissance que celles de la raison.
La mathématique, depuis les temps les plus reculés où s'étend l'histoire de la raison humaine, a emprunté, chez l'admirable peuple grec, la voie sûre d'une science. Simplement n'y a-t-il pas lieu de penser qu'il lui ait été aussi facile qu'à la logique, où la raison n'a affaire qu'à elle-même, de découvrir cette voie royale, ou plutôt de se la frayer elle-même ; bien plutôt suis-je porté à croire qu'avec elle on en est resté longtemps (notamment encore chez les Égyptiens) aux tâtonnements et que cette transformation est à attribuer à une révolution qu'accomplit l'heureuse idée d'un seul homme quand il conçut une tentative à partir de laquelle on ne pouvait plus manquer la direction à prendre et par laquelle la voie sûre d'une science se trouvait ouverte et tracée pour tous les temps et avec une portée infinie. L'histoire de cette révolution dans la façon de penser, qui fut beaucoup plus importante que la découverte de la voie passant par le fameux cap, et celle du bienheureux qui l'accomplit ne nous ont pas été conservées. Pourtant, la tradition que nous livre Diogène Leal-ce en donnant un nom à celui qui est supposé avoir inventé les plus petits éléments des démonstrations géométriques, tels qu'ils n'ont besoin, d'après le jugement commun, d'aucune preuve, témoigne que le souvenir de la transformation produite par le premier pas accompli dans la découverte de cette nouvelle voie doit être apparu extrêmement important aux mathématiciens et qu'il est devenu pour cette raison inoubliable. Pour le premier qui démontra le triangle isocèle (qu'on l'appelât Thalès ou de n'importe quel autre nom), il se produisit une illumination ; car il trouva qu'il ne devait pas suivre ce qu'il voyait sur la figure, ni même le simple concept
de celle-ci, et pour ainsi dire en retirer l'apprentissage de ses propriétés, mais qu'il lui fallait produire cette figure par l'intermédiaire de ce qu'il y pensait et présentait lui-même a priori d'après des concepts (par construction), et que, pour savoir avec sûreté quelque chose a priori, il fallait n'attribuer à la chose rien d'autre que ce qui résultait nécessairement de ce qu'il y avait mis lui-même conformément à son concept.
Pour ce qui est de la physique, on parvint beaucoup plus lentement à trouver la grande route de la science ; car ce ne fut guère qu'il y a un siècle et demi que l'initiative du judicieux Bacon de Verulam provoqua, en partie, puisqu'on était déjà sur sa trace, cette découverte qui, de la même façon, ne peut s'expliquer que par une brusque révolution dans la manière de penser. Je ne veux examiner ici la physique que pour autant qu'elle est fondée sur des principes empiriques.
Quand Galilée fit rouler ses boules jusqu'au bas d'un plan incliné avec une pesanteur choisie par lui-même, quand Torricelli fit supporter à l'air un poids qu'il avait d'avance conçu comme égal à celui d'une colonne d'eau connue de lui, ou quand, plus tard encore, Stahl transforma des métaux en chaux et celle-ci, à son tour, en métal, en leur retirant quelque chose, puis en le restituant 1, il se produisit une illumination pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu'elle produit elle-même selon son projet, qu'elle devrait prendre les devants avec les principes qui régissent ses jugements d'après des lois constantes et forcer la nature à répondre à ses questions, mais non pas se laisser guider uniquement par elle pour ainsi dire à la laisse ; car, sinon, des observations menées au hasard, faites sans nul plan
1. Je ne suis pas ici de façon précise le fil de l'histoire de la méthode expérimentale, dont au reste les premiers commencements ne sont pas bien connus. [Note de Kant.]
l'examiner, de juger si nous avons ou non satisfait à notre projet. Le véritable problème de la raison est en ce sens contenu dans la question : Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ?
Que la métaphysique soit demeurée jusqu'ici dans un état à ce point précaire d'incertitude et de contradiction, la raison en réside purement et simplement en ceci que l'on n'a pas conçu plus tôt ce problème et peut-être même la différence entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques. C'est sur la solution de ce problème, ou sur une démonstration suffisamment probante que la possibilité dont ce problème réclame l'explication est en fait totalement inexistante, que reposent ainsi la survivance ou l'effondrement de la métaphysique. David Hume, qui est, parmi tous les philosophes, celui qui s'est encore approché le plus de ce problème, sans toutefois, tant s'en faut, le penser de façon suffisamment déterminée et dans sa généralité, mais en en restant uniquement à la proposition synthétique de la liaison de l'effet avec ses causes (Principium causalitatis), crut pouvoir en retirer qu'un tel principe a priori est tout à fait impossible, et, à suivre ses raisonnements, tout ce que nous nommons métaphysique aboutirait à une simple illusion d'une prétendue intelligence rationnelle de ce qui, en fait, est seulement emprunté à l'expérience et a pris, par habitude, l'apparence de la nécessité : dans une telle affirmation, qui détruit toute philosophie pure, il ne serait jamais tombé s'il avait eu devant les yeux notre problème dans sa généralité, étant donné qu'alors il aurait aperçu que, selon son argument, il ne pourrait pas non plus y avoir de mathématique pure, dans la mesure où celle-ci contient assurément des propositions synthétiques a priori — affirmation dont son bon sens l'aurait alors, sans nul doute, préservé.
3. De la différence des jugements analytiques et des jugements synthétiques
Kant, Critique de la raison pure, Introduction, IV, ibid., p. 100.
Dans tous les jugements où le rapport d'un sujet au prédicat se trouve pensé (si j'examine uniquement les jugements affirmatifs, car l'application aux jugements négatifs, ensuite, est facile), ce rapport est possible de deux manières. Ou bien le prédicat B appartient au sujet A comme quelque chose qui est contenu dans ce concept A (de façon implicite) ; ou bien B est tout à fait extérieur au concept A, bien qu'il soit tout de même en connexion avec lui. Dans le premier cas, j'appelle le jugement analytique, dans l'autre synthétique. Analytiques (pour ce qui est des jugements affirmatifs) sont donc les jugements dans lesquels la connexion du prédicat avec le sujet est pensée par identité, tandis que ceux dans lesquels cette connexion est pensée sans identité se doivent appeler jugements synthétiques. Les premiers, on pourrait les appeler aussi jugements explicitatifi , et les autres jugements extensifs, parce que les premiers, par le prédicat, n'ajoutent rien au concept du sujet, mais le décomposent seulement par analyse en ses concepts partiels qui étaient déjà pensés en lui (bien que confusément), alors qu'au contraire les seconds ajoutent au concept du sujet un prédicat qui n'était nullement pensé en lui et n'aurait pu en être tiré par aucune analyse de celui-ci. Par exemple, quand je dis : tous les corps sont étendus, c'est un jugement analytique. Car je n'ai pas besoin de sortir au-delà du concept que je relie au mot « corps « pour trouver que l'étendue lui est associée, mais il me suffit d'analyser ce concept, c'est-à-dire de prendre conscience du divers que je pense toujours en lui, pour y rencontrer ce prédicat :
c'est donc un jugement analytique. En revanche, quand je dis : tous les corps sont pesants, le prédicat est quelque chose de tout à fait autre que ce que je pense dans le simple concept d'un corps en général. L'ajout d'un tel prédicat donne donc un jugement synthétique.
Les jugements d'expérience, comme tels, sont tous synthétiques.
4. La révolution morale : le modèle n'est plus dans la nature, mais dans la volonté
Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs, Première section, trad. Main Renaut, GF-Flammarion, 1994, t. I, p. 59-60.
Il n'y a nulle part quoi que ce soit dans le monde, ni même en général hors de celui-ci, qu'il soit possible de penser et qui pourrait sans restriction être tenu pour bon, à l'exception d'une volonté bonne. L'intelligence, la vivacité, la faculté de juger, tout comme les autres talents de l'esprit, de quelque façon qu'on les désigne, ou bien le courage, la résolution, la constance dans les desseins, en tant que propriétés du tempérament, sont sans doute, sous bien des rapports, des qualités bonnes et souhaitables ; mais elles peuvent aussi devenir extrêmement mauvaises et dommageables si la volonté qui doit se servir de ces dons de la nature, et dont les dispositions spécifiques s'appellent pour cette raison caractère, n'est pas bonne. Il en va exactement de la même manière avec les dons de la fortune. Le pouvoir, la richesse, la considération, même la santé et le bien-être, le contentement complets de son état (ce qu'on entend par le terme de bonheur), donnent du coeur à celui qui les possède et ainsi, bien souvent,
5. Éprouver la métaphy1sique à l'aune de la révolution scientifique
Kant, Critique de la raison pure, Préface de la deuxième édition [1787], ibid., p. 76-77.
En ce qui concerne la métaphysique, connaissance spéculative de la raison tout à fait distincte, qui s'élève entièrement au-dessus de l'enseignement de l'expérience, et cela par de simples concepts (et non pas, comme la mathématique, par application des concepts à l'intuition), où la raison doit donc elle-même être son propre élève, le destin n'a pas encore été jusqu'ici assez favorable pour qu'elle pût emprunter la voie sûre d'une science, bien qu'elle fût plus ancienne que toutes les autres et qu'elle pût continuer d'exister quand bien même celles-ci devraient être toutes ensemble englouties entièrement dans le gouffre d'une barbarie capable de tout anéantir. La raison, en effet, s'y trouve continuellement en difficulté, même quand elle veut apercevoir a priori (comme elle s'en fait forte) les lois que l'expérience la plus commune confirme. On est contraint de rebrousser chemin à de multiples reprises, parce que l'on trouve qu'il ne conduit pas où l'on veut aller, et pour ce qui est de l'accord de ses adeptes sur ce qu'ils affirment, elle en est encore si loin qu'elle constitue bien plutôt une arène qui semble tout spécialement destinée à ce que l'on exerce ses forces en des jeux de lutte où aucun combattant n'a jamais encore pu emporter la plus petite place, ni fonder sur sa victoire une possession durable. Il n'y a donc nul doute que sa démarche ait été jusqu'ici un simple tâtonnement et, ce qui est le plus grave, un tâtonnement entre de simples concepts.
Or, à quoi tient qu'ici nulle voie sûre de la science n'ait pu encore être découverte ? Est-ce éventuellement
règle sur la nature de notre pouvoir d'intuition, je peux tout à fait bien me représenter cette possibilité. Etant donné toutefois que, si elles doivent devenir des connaissances, je ne puis en rester à ces intuitions, mais qu'il me faut les rapporter, en tant que représentations, à quelque chose qui en constitue l'objet et déterminer par leur intermédiaire cet objet, je peux admettre l'une ou l'autre de ces hypothèses : ou bien les concepts, par le moyen desquels j'effectue cette détermination, se règlent aussi sur l'objet, et dans ce cas je me trouve à nouveau dans la même difficulté quant à la manière dont je puis en savoir quelque chose a priori ; ou bien les objets, ou, ce qui est équivalent, l'expérience dans laquelle seule ils sont connus (en tant qu'objets donnés), se règlent sur ces concepts — ce qui, aussitôt, me fait apercevoir une issue plus commode, parce que l'expérience elle-même est un mode de connaissance qui requiert l'entendement, duquel il me faut présupposer la règle en moi-même, avant même que des objets me soient donnés, par conséquent a priori : une règle qui s'exprime en des concepts a priori sur lesquels tous les objets de l'expérience doivent donc nécessairement se régler et avec lesquels ils doivent s'accorder. En ce qui concerne les objets dans la mesure où ils peuvent être pensés, simplement par la raison, et cela de manière nécessaire, mais sans pouvoir aucunement être donnés dans l'expérience (du moins tels que la raison les pense), les tentatives de les penser (car il faut pourtant bien qu'ils se puissent penser) constitueront ensuite une superbe pierre de touche de ce que nous admettons comme le changement de méthode dans la manière de penser, à savoir que nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes 1.
1. Cette méthode, où l'on imite le physicien, consiste donc à chercher les éléments de la raison pure dans ce qui se peut attester ou démentir par une expérimentation. Or, pour soumettre à examen les propositions de la raison pure, notamment quand elles se sont aventurées au-delà de toutes les limites de l'expérience possible, on
Cette tentative réussit à souhait et promet à la métaphysique, dans sa première partie, là où elle ne s'occupe que des concepts a priori, dont les objets qui leur correspondent peuvent être donnés dans l'expérience conformément à ces concepts, la voie sûre d'une science. Car on peut, en vertu de cette transformation dans la manière de penser, expliquer parfaitement bien la possibilité d'une connaissance a priori et, ce qui est encore plus, donner aux lois qui sont a priori au fondement de la nature entendue comme l'ensemble global des objets de l'expérience leurs preuves suffisantes — deux points qui étaient impossibles en suivant la façon de procéder utilisée jusqu'ici. Mais ce qui se dégage de cette déduction de notre pouvoir de connaître a priori, c'est, dans la première partie de la métaphysique, un résultat étrange et apparemment très dommageable pour ce qui en constitue le but d'ensemble, qui occupe la seconde partie — à savoir que nous n'avons jamais la possibilité, avec ce pouvoir, d'aller au-delà des limites de l'expérience possible, ce qui est pourtant précisément l'objectif le plus essentiel de cette science. Mais c'est en ce point précisément que l'on peut expérimenter une contre-épreuve de la vérité du
ne peut faire aucune expérimentation portant sur leurs objets (comme c'est le cas en physique) : il ne sera donc possible d'effectuer cet examen qu'avec des concepts et des propositions fondamentales que nous admettons a priori, c'est-à-dire en les disposant de telle manière que les mêmes objets puissent être considérés sous deux angles différents, d'une part comme objets des sens et de l'entendement pour l'expérience, et d'autre part cependant comme objets que simplement on pense, en tout cas comme objets pour la raison fonctionnant isolément et s'efforçant d'aller au-delà des limites de l'expérience. Or, s'il se trouve que, quand on considère les choses de ce double point de vue, il se produit un accord avec le principe de la raison pure, alors qu'à se placer d'un unique point de vue on voit surgir un inévitable conflit de la raison avec elle-même, l'expérimentation tranche en faveur de la justesse de cette distinction. [Note de Kant.]
l'existence des choses en tant que phénomènes, que nous ne possédions en outre pas de concepts de l'entendement (donc, aucun élément) pour parvenir à la connaissance des choses, si ce n'est dans la mesure où une intuition correspondant à ces concepts peut être donnée, que, par conséquent, nous ne puissions acquérir la connaissance d'aucun objet comme chose en soi, mais seulement en tant qu'il est objet d'intuition sensible, c'est-à-dire en tant que phénomène, c'est là ce qui est démontré dans la partie analytique de la Critique ; assurément s'ensuit-il, de fait, la restriction de toute la connaissance spéculative seulement possible de la raison à de simples objets de l'expérience. Pourtant, il faut toujours émettre cette réserve — et le point est à bien remarquer — que nous ne pouvons certes pas connaître, mais qu'il nous faut cependant du moins pouvoir penser ces objets aussi comme chose en soi 1.
8. La raison pure et ses limites : une colombe légère
Kant, Critique de la raison pure, Introduction, III, ibid., p. 97-100.
Encore beaucoup plus significatif que tout ce qui précède est le fait que certaines connaissances abandonnent
1. Connaître un objet, cela requiert de pouvoir en démontrer la possibilité (que ce soit d'après le témoignage que l'expérience donne de sa réalité, ou a priori par la raison). En revanche, je peux penser ce que je veux, pourvu simplement que je ne me contredise pas moi-même, c'est-à-dire pourvu que mon concept soit une pensée possible, quand bien même je ne puis pas me porter garant que, dans l'ensemble global de toutes les possibilités, il y ait aussi un objet qui corresponde à ce concept, ou non. Cela dit, pour
même le domaine de toutes les expériences possibles et, par l'intermédiaire de concepts auxquels nulle part ne peut être donné dans l'expérience un objet qui leur corresponde, ont l'apparence d'élargir l'étendue de nos jugements au-delà de toutes les limites de l'expérience.
Et c'est précisément dans ces dernières connaissances, telles qu'elles vont au-delà du monde sensible, où l'expérience ne peut fournir nul fil conducteur, ni aucune rectification, que se déploient les investigations de notre raison que nous tenons, à cause de leur importance, pour largement supérieures et dont nous considérons que la visée finale est beaucoup plus sublime que ce que l'entendement peut apprendre dans le champ des phénomènes — ce pourquoi, même au risque de nous tromper, nous tentons tout plutôt que de devoir renoncer, pour un quelconque motif tenant à des difficultés ou par mépris et indifférence, à des recherches qui nous tiennent tant à coeur. Ces inévitables problèmes de la raison pure sont Dieu, la liberté et l'immortalité. Quant à la science dont l'intention finale n'est proprement orientée, avec tous ses dispositifs, que vers la solution de ces problèmes, elle se nomme métaphysique et sa méthode est initialement dogmatique — ce qui veut dire que, sans examen préalable du pouvoir de la raison, ou de son manque de pouvoir, vis-à-vis d'une si grande entreprise, elle en entreprend avec confiance la réalisation.
[...] Car une partie de ces connaissances, à savoir la connaissance mathématique, a acquis depuis longtemps sa fiabilité et elle donne ainsi bon espoir également pour d'autres, quand bien même ces autres connaissances
attribuer à un tel concept une validité objective (une possibilité réelle, car la première était simplement la possibilité logique), quelque chose de plus se trouve requis. Mais ce surplus n'a pas besoin d'être recherché encore dans les sources théoriques de la connaissance : il peut aussi résider dans les sources pratiques. [Note de Kant.]
sance, indépendante de l'expérience et même de toutes les impressions des sens. On nomme de semblables connaissances a priori, et on les distingue des connaissances empiriques, lesquelles possèdent leur source a posteriori, c'est-à-dire dans l'expérience.
Cette expression n'est toutefois pas encore déterminée de façon assez précise pour désigner adéquatement tout le sens de la question proposée. Car, de fait, on a coutume de dire, à propos de maintes connaissances dérivées de sources se trouvant dans l'expérience, que nous en sommes capables ou que nous y avons accès a priori, parce que nous les dérivons, non pas immédiatement de l'expérience, mais d'une règle universelle que cependant nous avons empruntée elle-même à l'expérience. Ainsi dit-on de quelqu'un qui a miné les fondations de sa maison qu'il pouvait savoir a priori qu'elle s'effondrerait, c'est-à-dire qu'il n'avait pas besoin d'attendre l'expérience de son effondrement effectif. Reste qu'il ne pouvait pourtant pas non plus le savoir totalement a priori. Car que les corps sont pesants et que par conséquent, si on leur retire ce sur quoi ils reposent, ils tombent, il fallait bel et bien que cela fût connu de lui auparavant par l'intermédiaire de l'expérience.
Nous entendrons donc par connaissances a priori, dans la suite de cet ouvrage, non pas des connaissances qui adviennent indépendamment de telle ou telle expérience, mais celles qui interviennent d'une manière absolument indépendante de toute expérience. Leur sont opposées des connaissances empiriques, autrement dit celles qui ne sont possibles qu'a posteriori, c'est-à-dire par expérience. Mais, dans les connaissances a priori, sont appelées pures celles auxquelles absolument rien d'empirique n'est mêlé. Ainsi, par exemple, la proposition : tout changement a sa cause est-elle une proposition a priori, mais non point pure, étant donné que le changement est un concept qui ne peut être tiré que de l'expérience.
10. L'universalité de la raison
Kant, Critique de la raison pure, Introduction, II, ibid., p. 95.
Nécessité et rigoureuse universalité sont donc des critères sûrs d'une connaissance a priori et renvoient en outre, inséparablement, l'une à l'autre. [...]
Cela dit, qu'il y ait effectivement dans la connaissance humaine de tels jugements nécessaires et, au sens rigoureux du terme, universels, par conséquent de purs jugements a priori, c'est facile à montrer. Si l'on veut un exemple emprunté aux sciences, il suffit de considérer toutes les propositions de la mathématique ; si l'on en veut un qui soit tiré de l'usage le plus commun de l'entendement, la proposition selon laquelle tout changement doit avoir une cause peut le fournir.
«
74 1 KANT ET LES LUMIÈRES: LA SCIENCE ET LA MORALE
Mathématique et physique sont les deux connaissances
théoriques de la raison qui doivent déterminer leurs
objets a priori, la première de façon entièrement pure, la
seconde
du moins en partie, mais aussi selon d'autres
sources de connaissance que celles de la raison.
La
mathématique, depuis les temps les plus reculés où
s'étend l'histoire de la raison humaine, a emprunté, chez
l'admirable peuple grec, la voie sûre
d'une science.
Sim
plement n'y a-t-il pas lieu de penser qu'il lui ait été aussi
facile qu'à la logique,
où la raison n'a affaire qu'à elle
même, de découvrir cette voie royale,
ou plutôt de se la
frayer elle-même ; bien plutôt suis-je porté à croire
qu'avec elle
on en est resté longtemps (notamment encore
chez
les Égyptiens) aux tâtonnements et que cette trans
formation est à attribuer à une
révolution qu'accomplit
l'heureuse idée
d'un seul homme quand il conçut une
tentative à partir de laquelle
on ne pouvait plus manquer
la direction à prendre et par laquelle la voie sûre
d'une
science se trouvait ouverte et tracée pour tous les temps
et avec une portée infinie.
L'histoire de cette révolution
dans la façon de penser, qui fut beaucoup plus impor
tante que la découverte de la voie passant par
le fameux
cap, et celle
du bienheureux qui l'accomplit ne nous ont
pas été conservées.
Pourtant, la tradition que nous livre
Diogène Laërce en donnant un nom à celui qui est sup
posé avoir inventé
les plus petits éléments des démonstra
tions géométriques, tels qu'ils
n'ont besoin, d'après le
jugement commun, d'aucune preuve, témoigne que le
souvenir de la transformation produite par le premier pas
accompli dans la découverte de cette nouvelle voie doit
être apparu extrêmement
important aux mathématiciens
et qu'il est devenu
pour cette raison inoubliable.
Pour le
premier qui démontra le triangle isocèle (qu'on l'appelât
Thalès ou de n'importe quel autre nom), il se produisit
une illumination ; car
il trouva qu'il ne devait pas suivre
ce qu'il voyait sur la figure, ni même le simple concept.
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