ANATOLE FRANCE (1844-1924): « Jamais de la vie! »
Publié le 03/05/2011
Extrait du document
A. France fut poète, journaliste, romancier, critique. Ses livres les plus populaires sont le Crime de Sylvestre Bonnard (188r) et le Livre de mon ami (1885). Trop souvent, A. France a fait preuve d'un scepticisme dangereux; mais les événements de 1914-18 lui ont aussi inspiré de fort belles pages, d'un patriotisme élevé. « Jamais de la vie! « (1881).
Je revois avec une singulière précision une poupée qui, lorsque j'avais huit ans, s'étalait dans une méchante boutique de la rue de Seine. Comment il arriva que cette poupée me plut, je ne sais. J'étais très fier d'être un garçon ; je méprisais les petites filles et j'attendais avec impatience le moment (qui, hélas! est venu) où une barbe piquante me hérisserait le menton. Je jouais aux soldats et, pour nourrir mon cheval à bascule, je ravageais les plantes que ma pauvre mère cultivait sur sa fenêtre. C'était là des jeux mâles, je pense! Et pourtant j'eus envie d'une poupée. Celle que j'aimais était-elle belle au moins? Non. Je la vois encore. Elle avait une tache de vermillon sur chaque joue, des bras mous et courts, d'horribles mains de bois. Sa jupe à fleurs était fixée à la taille par deux épingles. C'était une poupée de mauvais ton, sentant le faubourg. Je me rappelle bien que, tout bambin que j'étais, et n'ayant pas encore usé beaucoup de culottes, je sentais, à ma manière, mais très vivement, que cette poupée manquait de grâce, de tenue; qu'elle était grossière, qu'elle était brutale. Mais je l'aimais malgré cela, je l'aimais pour cela. Je n'aimais qu'elle. Je la voulais. J'imaginais des ruses de sauvage pour obliger Virginie, ma bonne, à passer avec moi devant la petite boutique de la rue de Seine. J'appuyais mon nez à la vitre, et il fallait que ma bonne me tirât par le bras. « Monsieur Sylvestre, il est tard, et votre maman vous grondera. « M. Sylvestre se moquait bien alors des gronderies. Mais sa bonne l'enlevait comme une plume, et M. Sylvestre cédait à la force. Enfin, un jour, jour que je n'oublierai jamais, ma bonne me conduisit chez mon oncle, le capitaine Victor, qui m'avait invité à déjeuner. J'admirais beaucoup mon oncle, le capitaine, tant parce qu'il avait brûlé la dernière cartouche à Waterloo que parce qu'il apprêtait de ses propres mains, à la table de ma mère, des chapons à l'ail, qu'il mettait ensuite dans la salade de chicorée. Je trouvais cela très beau. Mon oncle Victor m'inspirait aussi beaucoup de considération par ses redingotes à brandebourgs et surtout par une certaine manière de mettre toute la maison sens dessus dessous dès qu'il y entrait. Encore aujourd'hui, je ne sais trop comment il s'y prenait, mais j'affirme que, quand mon oncle Victor se trouvait dans une assemblée de vingt personnes, on ne voyait, on n'entendait que lui. Le capitaine me gorgea de gâteaux et de vin pur. Il me parla des nombreuses injustices dont il avait été victime. Il se plaignit surtout des Bourbons, et comme il négligea de me dire qui étaient les Bourbons, je m'imaginai, je ne sais trop pourquoi, que les Bourbons étaient des marchands de chevaux établis à Waterloo. Au dessert, je crus entendre dire au capitaine que mon père était un homme que l'on menait par le bout du nez; mais je ne suis pas sûr d'avoir compris. J'avais des bourdonnements dans les oreilles, et il me semblait que le guéridon dansait. Mon oncle mit sa redingote à brandebourgs, prit son chapeau tromblon, et nous descendîmes dans la rue, qui m'avait l'air extraordinairement changée. Il me semblait qu'il y avait très longtemps que je n'y étais venu. Toutefois, quand nous fûmes dans la rue de Seine, l'idée de ma poupée me revint à l'esprit et me causa une exaltation extraordinaire. Ma tête était en feu. Je résolus de tenter un grand coup. Nous passâmes devant la boutique; elle était là, derrière la vitre, avec ses joues rouges et sa jupe à fleurs. « Mon oncle, dis-je avec effort, voulez-vous m'acheter cette poupée? « Et j'attendis. « Acheter une poupée à un garçon, sacrebleu! s'écria mon oncle, d'une voix de tonnerre. Tu veux donc te déshonorer ! Demande-moi un sabre, un fusil, je te les payerai, mon garçon, sur le dernier écu blanc de ma pension de retraite. Mais te payer une poupée, mille tonnerres! pour te couvrir de honte ! Jamais de la vie! Si je te voyais jouer avec une margoton ficelée comme celle-là, monsieur le fils de ma soeur, je ne vous reconnaîtrais plus pour mon neveu. « En entendant ces paroles, j'eus le coeur si serré que l'orgueil, un orgueil diabolique, m'empêcha seul de pleurer. Mon oncle, subitement calmé, revint à ses idées sur les Bourbons ; mais moi, resté sous le coup de son indignation, j'éprouvais une honte indicible. Ma résolution fut bientôt prise. Je me promis de ne pas me déshonorer; je renonçai fermement et pour jamais à la poupée aux joues rouges. Ce jour-là, je connus l'austère douceur du sacrifice.
(Le Crime de Sylvestre Bonnard, Calmann-Lévy, édit.)
QUESTIONS D'EXAMEN
I. — L'ensemble. — Récit : un souvenir d'enfance. — Combien de personnages jouent un rôle dans ce récit? Quel est celui qui parle? En quoi consiste l'action? — Est-ce par l'action que vous intéresse ce récit? Un garçon de huit ans désire-t-il, d'ordinaire, posséder une poupée? Comment la demande de Sylvestre eût-elle été accueillie, — pensez-vous, — s'il l'avait adressée à sa mère? — à son père? Et il l'adresse à son oncle, un vieil officier de l'Empire, qui ne voit, comme jouet de petit garçon, qu'un sabre ou un fusil ! Quel accueil reçoit la demande? Montrez que le désir exprimé par l'enfant d'avoir une poupée, c'est-à-dire un jouet de petite fille, devait logiquement provoquer l'indignation de l'oncle; Dites, — d'après cela, — d'où provient l'intérêt du récit (antagonisme de deux sentiments; — exactitude psychologique...).
II. — L'analyse du morceau. — Distinguez les différentes parties du récit : a) Un désir d'enfant; b) Portrait de la poupée désirée; c) Sylvestre chez son oncle; sa demande; d) Vive indignation de l'oncle; Sylvestre avait-il des goûts de petite fille? Comment se fait-il qu'il désire une poupée? Faites le portrait de cette poupée; Pourquoi Sylvestre admire-t-il son oncle? L'auteur ne fait pas, à proprement parler, le portrait de ce personnage : cependant, n'arrivez-vous pas à vous faire de lui une idée exacte? Pourquoi? Comment reçoit-il son neveu? De quoi lui parle-t-il? Le sujet était-il approprié à l'âge de l'enfant? Comment vous expliquez-vous que Sylvestre eut la hardiesse de demander à son oncle de lui acheter une poupée? (l'effet du vin pur...) ; Quelle fut la réponse de l'oncle, et sur quel ton la fit-il? Pourquoi aurait-il acheté volontiers un sabre, un fusil? Quelles furent les réflexions de l'enfant ?
III. — Le style ; — les expressions. — Montrez la pureté et l'aisance du style (Mais je l'aimais malgré cela, je l'aimais pour cela. Je n'aimais qu'elle. Je la voulus...); Le style d'Anatole France, ordinairement si gracieux et si souple, ne devient-il pas énergique quand il est nécessaire? (citez un passage où est marqué ce caractère); Pourquoi, dans la pensée de l'oncle, l'enfant se fût-il déshonoré en jouant avec une poupée? Quel est le sens de ces expressions : me gorgea de gâteaux et de vin pur, — une honte indicible?
IV. — La grammaire. — Trouvez un synonyme de méchante (une méchante boutique), de grand (un grand coup), de austère (l'austère douceur); Quelle est la composition de ces deux verbes : apprêter, déshonorer? Distinguez les propositions contenues dans la deuxième phrase du morceau (Comment il arriva que...); Nature et fonction de chacun des quatre premiers mots de cette phrase.
Rédaction. — Supposez qu'une petite fille demande à sa mère de lui acheter un sabre. — Que lui répond la mère?
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voit, comme jouet de petit garçon, qu'un sabre ou un fusil ! Quel accueil reçoit la demande? Montrez que le désirexprimé par l'enfant d'avoir une poupée, c'est-à-dire un jouet de petite fille, devait logiquement provoquerl'indignation de l'oncle; Dites, — d'après cela, — d'où provient l'intérêt du récit (antagonisme de deux sentiments; —exactitude psychologique...).
II.
— L'analyse du morceau.
— Distinguez les différentes parties du récit : a) Un désir d'enfant; b) Portrait de lapoupée désirée; c) Sylvestre chez son oncle; sa demande; d) Vive indignation de l'oncle; Sylvestre avait-il desgoûts de petite fille? Comment se fait-il qu'il désire une poupée? Faites le portrait de cette poupée; PourquoiSylvestre admire-t-il son oncle? L'auteur ne fait pas, à proprement parler, le portrait de ce personnage : cependant,n'arrivez-vous pas à vous faire de lui une idée exacte? Pourquoi? Comment reçoit-il son neveu? De quoi lui parle-t-il?Le sujet était-il approprié à l'âge de l'enfant? Comment vous expliquez-vous que Sylvestre eut la hardiesse dedemander à son oncle de lui acheter une poupée? (l'effet du vin pur...) ; Quelle fut la réponse de l'oncle, et sur quelton la fit-il? Pourquoi aurait-il acheté volontiers un sabre, un fusil? Quelles furent les réflexions de l'enfant ?
III.
— Le style ; — les expressions.
— Montrez la pureté et l'aisance du style (Mais je l'aimais malgré cela, je l'aimaispour cela.
Je n'aimais qu'elle.
Je la voulus...); Le style d'Anatole France, ordinairement si gracieux et si souple, nedevient-il pas énergique quand il est nécessaire? (citez un passage où est marqué ce caractère); Pourquoi, dans lapensée de l'oncle, l'enfant se fût-il déshonoré en jouant avec une poupée? Quel est le sens de ces expressions : megorgea de gâteaux et de vin pur, — une honte indicible?
IV.
— La grammaire.
— Trouvez un synonyme de méchante (une méchante boutique), de grand (un grand coup), deaustère (l'austère douceur); Quelle est la composition de ces deux verbes : apprêter, déshonorer? Distinguez lespropositions contenues dans la deuxième phrase du morceau (Comment il arriva que...); Nature et fonction dechacun des quatre premiers mots de cette phrase.
Rédaction.
— Supposez qu'une petite fille demande à sa mère de lui acheter un sabre.
— Que lui répond la mère?.
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