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Albert COHEN (1895-1981) Penser la mort Ô vous, frères humains et futurs

Publié le 21/10/2016

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Albert COHEN (1895-1981) Penser la mort Ô vous, frères humains et futurs cadavres, ayez pitié les uns des autres, pitié de tous vos frères en la mort, pitié des méchants qui ont fait souffrir, et pardonnez-leur car ils connaîtront les terreurs de la vallée de l'ombre de la mort, et ils ont des droits sur vous, augustes droits des futurs agonisants, ayez pitié d'eux, pitié de vos frères en la mort, pitié de tous vos frères en la mort, pitié de leur agonie certaine, dame d'honneur de leur mort assurée, mort qui sera la vôtre aussi, et leurs mains et vos mains s'accrocheront aux draps et les repousseront et affreusement les tourmenteront dans un dernier effort de vivre, vivre encore, respirer encore, respirer une fois encore. Ayez pitié les uns des autres, pitié de notre commun malheur et destin, que de cette seule pitié naisse enfin une humble bonté, plus vraie et plus grave que le présomptueux amour du prochain, une bonté de justice, car il est juste d'avoir pitié du malheur d'un agonisant. Oui, frères, ne plus haïr, par pitié et fraternité de pitié et humble bonté de pitié, ne plus haïr importe plus que l'amour du prochain, amour auquel j'ai cru en ma jeunesse, et j'en ai la nostalgie, et j'en sais l'attrait et le charme, et il me tente parfois, cet amour, émouvant de beauté, mais comment le prendre au sérieux, comment y croire ? Comment d'amour véritable, d'amour prêt au renoncement et à la privation, amour plus fort que l'attachement à soi-même, amour plus fort que la mort, car sans cesse je pense à l'aimée après ma mort, et saura-t-elle se défendre quand je serai plus auprès d'elle, comment de cet amour que tu as pour ceux que tu aimes en vérité, de cet amour qui est vrai, car tu vis avec tes aimés, tu les connais, et ton âme s'est attachée à leur âme, et en vérité tu les chéris, et ils sont tes prochains, comment de cette sublime préférence de l'autre, de cet amour qui est constant tremblement de perdre l'être aimé, de les perdre par sa mort ou par ta mort, comment d'un tel amour sacré sincèrement aimer des inconnus par milliers ou millions ? En vérité, il y a deux amours, le vrai pour les bien-aimés, et le faux pour les autres, l'amour dit du prochain. Ah, comme ils aiment peu et comme ils se contentent de peu, les aimants du prochain. En vérité, je vous le dis, par pitié et fraternité de pitié et humble bonté de pitié, ne pas haïr importe plus que l'illusoire amour du prochain, imaginaire amour, mensonge à soi-même, amour dilué, esthétique amour tout d'apparat, léger amour à tous donné, et c'est-à-dire à personne, amour indifférent, angélique cantique, théâtrale déclaration, amour de soi et quête d'une présomptueuse sainteté, vanité et poursuite du vent, dangereux amour mainteneur d'injustice, d'injustice par ce trompeur amour fardée et justifiée, ô affreuse coexistence de l'amour du prochain et de l'injustice, stérile amour qui au long de deux mille années n'a empêché ni les guerres et leurs tueries, ni les bûchers de l'Inquisition, ni les pogromes, ni l'énorme assassinat allemand, ô affreuse coexistence de l'amour du prochain et de la haine. 00020000022100000C2221B,Ô vous, frères humains, vous qui pour si peu de temps remuez, immobiles bientôt et à jamais compassés et muets en vos raides décès, ayez pitié de vos frères en la mort, et sans plus prétendre les aimer du dérisoire amour du prochain, amour sans sérieux, amour de paroles, amour dont nous avons longuement goûté au cours des siècles et nous savons ce qu'il vaut, bornez-vous, sérieux enfin, à ne plus haïr vos frères en la mort. Ainsi dit un homme du haut de sa mort prochaine. Ô vous, frères humains, Paris, Gallimard, 1972, chapitre LXX.

« peu et comme ils se contentent de peu, les aimants du prochain. En v?rit?, je vous le dis, par piti? et fraternit? de piti? et humble bont? de piti?, ne pas ha?r importe plus que l'illusoire amour du prochain, imaginaire amour, mensonge ? soi-m?me, amour dilu?, esth?tique amour tout d'apparat, l?ger amour ? tous donn?, et c'est-?-dire ? personne, amour indiff?rent, ang?lique cantique, th??trale d?claration, amour de soi et qu?te d'une pr?somptueuse saintet?, vanit? et poursuite du vent, dangereux amour mainteneur d'injustice, d'injustice par ce trompeur amour fard?e et justifi?e, ? affreuse coexistence de l'amour du prochain et de l'injustice, st?rile amour qui au long de deux mille ann?es n'a emp?ch? ni les guerres et leurs tueries, ni les b?chers de l'Inquisition, ni les pogromes, ni l'?norme assassinat allemand, ? affreuse coexistence de l'amour du prochain et de la haine. 00020000022100000C2221B,? vous, fr?res humains, vous qui pour si peu de temps remuez, immobiles bient?t et ? jamais compass?s et muets en vos raides d?c?s, ayez piti? de vos fr?res en la mort, et sans plus pr?tendre les aimer du d?risoire amour du prochain, amour sans s?rieux, amour de paroles, amour dont nous avons longuement go?t? au cours des si?cles et nous savons ce qu'il vaut, bornez-vous, s?rieux enfin, ? ne plus ha?r vos fr?res en la mort.

Ainsi dit un homme du haut de sa mort prochaine. ? vous, fr?res humains, Paris, Gallimard, 1972, chapitre LXX.. »

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