Alain Finkielkraut, Le Nouvel Observateur, 28 septembre 1984 (Texte)
Publié le 31/03/2011
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A la fin des années cinquante, les lycéens étaient encore, selon l'expression de Barthes, des « petits messieurs «. Aujourd'hui, ce sont des « jeunes «. Immense mutation. Triés sur le volet, les petits messieurs cumulaient l'arrogance de leur origine sociale et l'impatience de leur précocité. Maintenant que l'enseignement secondaire s'est ouvert à la majorité des adolescents, c'est l'âge qui sert de signe de ralliement. On ne se distingue pas des non-lycéens en singeant l'adulte important ; on se distingue du monde adulte en arborant sa jeunesse. Le folklore des petits messieurs inversait pour rire la hiérarchie scolaire par la pseudo-royauté conférée au cancre et par la disqualification du fort en thème. Les jeunes n'ont plus guère de folklore : ils ont ce qu'on appelle une culture. Qu'est-ce que l'adolescence ? Un peuple, un monde, un continent qui développe ombrageusement ses valeurs propres, ses goûts, ses savoirs, ses habitudes vestimentaires, son idiome et — au travers de la musique rock — son système particulier de communication. Même les différences sociales ne résistent pas à cette homogénéisation. Ainsi, en même temps qu'il s'est agrandi, le public scolaire s'est fermé sur son particularisme. Encouragée tout à la fois par la démagogie politique, par la curiosité journalistique et par le ciblage publicitaire (1), la jeunesse tend de plus en plus à se fasciner pour sa propre image. En elle seulement il se passe quelque chose, et elle ressent, face à la culture scolaire, la glorieuse supériorité du vivant sur l'inerte, du devenir sur le devenu, du branché sur le ringard (2). La morale du temps flatte ce narcissisme, ne fût-ce qu'en donnant le nom de culture au style de vie du monde adolescent. Avec ce mot, en effet, tout d'emblée s'égalise : Mozart et Michael Jackson, Proust et la bande dessinée, le vidéoclip et la tragédie grecque, Emmanuel Kant et Indiana Jones. A chaque groupe ses valeurs ; à chaque individu son opinion. Ainsi notre époque pense-t-elle en finir, une fois pour toutes, avec le fanatisme et la volonté de puissance. Aux deux grands maux du siècle : l'ethnocentrisme c'est-à-dire prétention de la culture occidentale à incarner la civilisation — et le totalitarisme — c'est-à-dire l'organisation du monde autour d'une foi unique —, la morale la plus courante répond par le relativisme : la culture est éparpillée dans la diversité des cultures, et la pensée dissoute dans la pléthore (3) des opinions. Exemple : quand Jean-Claude Milner écrit que, malgré la difficulté de la tâche, l'école ne doit pas céder sur sa finalité essentielle, que le fait de ne plus s'adresser à des petits messieurs mais à une masse bigarrée de sujets sans héritage doit l'inciter à porter les savoirs au maximum de leur explication ; quand, fidèle à la leçon des Lumières, il affirme que le rôle de l'institution scolaire est de propager les connaissances, d'effacer la limite, comme disait Condorcet, « entre la portion grossière et la portion éclairée du genre humain « — bref, d'enseigner la culture —, alors on l'accuse (et jusque dans ces colonnes) d'être un réactionnaire et un mandarin (1). C'est que la culture qui, depuis l'aube des Temps modernes, formait l'unité spirituelle de l'Europe disparaît lentement de notre horizon. Mort douce, mort indolore qui n'a rien à voir avec le supplice de la censure et de l'embrigadement que les régimes totalitaires infligent aux activités de l'esprit. Ce dont la culture est en train de périr, c'est de n'exister qu'au sens que lui donnent les sciences humaines : plus de valeurs, mais des phénomènes culturels, tous dignes du même intérêt (ou d'une égale incuriosité) ; plus d'universel, mais des univers homogènes et séparés, des styles — nationaux, ethniques ou générationnels — entre lesquels il serait malséant et rétrograde de faire le tri. Seules les sciences et les techniques, modernisation oblige, échappent à ce nivellement. Bref, ce n'est pas la servitude qui menace la culture, en France et dans les autres pays occidentaux, c'est l'indifférenciation : le remplacement de la Beauté et de la Vérité comme valeurs suprêmes par le principe en apparence tolérant mais en réalité mortel du « tout se vaut «. Evolution fatale ? La seule chance de l'empêcher consisterait à s'apercevoir qu'elle ne coïncide pas avec notre libération. Alain Finkielkraut, Le Nouvel Observateur, 28 septembre 1984 (Texte)
(1) Ciblage publicitaire : allusion au fait que la jeunesse est une des cibles préférées de la publicité. (2) Ringard : démodé, vieillot. (3) Pléthore : abondance excessive. (4) Mandarin : enseignant universitaire de haut rang, qui abuse de son autorité.
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