Abelard, Tome I résultat idéologique, ou une vue de l'esprit humain.
Publié le 11/04/2014
Extrait du document
«
Est-ce donc qu'il n'y ait pas en grammaire de pures questions de mots, exclusivement relatives à l'expression
indépendamment de la réalité qu'elle exprime, et qui n'appartiennent qu'à la nature propre du langage en
général ou d'une langue en particulier? Si vraiment, et toute langue offre de ces questions-là.
Par exemple,
que les cas soient désignés par les désinences des mots comme en latin, par des articles comme en français,
par des désinences et par des articles comme en grec; c'est un point de grammaire qui n'a rien de commun
avec la science de la pensée ou de la nature.
Que les substantifs abstraits soient de tel ou tel genre, qu'ils soient
tous féminins plutôt que masculins ou l'inverse, ce n'est pas là non plus une vraie question métaphysique; ce
n'est en grammaire qu'un point de fait à éclaircir ou à connaître.
Enfin des questions même plus profondes,
comme celles de la composition des mots, de leur transfusion d'une langue dans une autre, de la manière dont
les idiomes se sont successivement engendrés, quoiqu'elles ne puissent être résolues sans une analyse assez
fine des idées, sont cependant des questions qui, pour la plupart, dépendent de l'état des esprits dans les pays
et les temps où les langues se sont formées.
Bien qu'elles ne soient pas uniquement verbales, et qu'elles
touchent à la philosophie de l'histoire, on peut encore les regarder comme des questions grammaticales; elles
appartiennent à la linguistique, à la science des mots.
Mais enfin, dans les rapports généraux eux-mêmes du langage avec la pensée, n'y a-t-il pas des points dont
l'étude est indifférente, ou peu s'en faut, à toute philosophie réelle? Je le crois, encore qu'on ne puisse les
parfaitement étudier sans philosophie; prenons pour exemple tout ce qui concerne le langage figuré.
La
connaissance approfondie du langage figuré conduirait sans doute à cette remarque, vraiment philosophique,
que la faculté de nommer les objets ne va pas sans un penchant à représenter les uns par les noms des autres,
en vertu de certaines similitudes qui frappent l'imagination plus que la raison; en d'autres termes, à parler par
images.
Ou pourrait rechercher encore si, comme quelques-uns l'ont prétendu, toute langue est exclusivement
métaphorique, ou si seulement le langage figuré est de fait mêlé au langage direct, et dans ce cas, si ce
mélange est utile, s'il est inévitable, s'il y aurait quelque motif et quelque possibilité de l'abolir et de composer
une langue absolument dénuée de figures.
C'est là de la philosophie sans aucun doute, mais c'est de la
philosophie du langage, et quoiqu'on en pût tirer encore quelques inductions sur la nature de l'esprit humain, la
connaissance de la réalité n'est pas fort engagée dans l'étude de ces questions, et pour celui qui les résout
sainement, elles n'ont pas un rapport essentiel avec la vérité de nos idées objectives.
Encore est-ce une simple
opinion que j'exprime, et la thèse contraire a-t-elle été soutenue par des philosophes qui ont donné au langage
une importance philosophique supérieure à celle que je suis disposé à lui reconnaître.
J'ai parlé tout à l'heure des substantifs abstraits; il y en a de différentes sortes.
Prenons ceux qui expriment
substantivement ces qualités qu'on nomme dans l'école les accidents de la substance, comme la qualité d'être
blanc, amer, mou, etc., ou la blancheur, l'amertume, la mollesse, etc.
Les abstractions de cette sorte ne
représentent aucune substance réelle.
Il y a des substances qui ont diverses qualités, entre autres celle d'être
molles, amères et blanches; il n'y a pas une chose qui soit substantiellement la blancheur, la mollesse,
l'amertume en elle-même.
Lorsqu'on isole ces accidents par la pensée et le langage, et que l'on en fait les
sujets de certaines propositions, quand on dit la blancheur est agréable, l'amertume est répugnante, le sens
commun avertit que ce sont des sujets hypothétiques et artificiels dus au pouvoir généralisateur de l'esprit;
c'est une translation de l'adjectif au substantif, de l'attribut au sujet, qui a peut-être quelque analogie avec la
propriété translative ou métaphorique du langage, et qui n'a pas beaucoup plus de réalité que ces autres
locutions, le choc des opinions, le feu des passions, l'explosion de la colère.
C'est une translation ou
métaphore d'un autre genre; la première rendait l'insensible par une comparaison avec le sensible, ou
l'invisible par une image; la seconde convertit l'attribut en sujet et la qualité en substance.
C'est un don, un
pouvoir, peut-être une faiblesse de l'esprit humain, que d'opérer ces métamorphoses, mais la réalité n'est
guère intéressée dans tout cela.
Dans ces termes, l'étude de cette classe de substantifs abstraits (celle des
substantifs qui répondent aux qualités accidentelles des êtres) n'est et ne doit être qu'une étude de mots; et c'est
savoir les choses comme elles sont, que de savoir dans ce cas qu'elles ne sont pas essentiellement comme les
mots, ou que les mots ne sont que des mots.
Abelard, Tome I
LIVRE II.
DE LA PHILOSOPHIE D'ABÉLARD.
130.
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