A L'Ombre Des Jeunes Filles en Fleur, Volume 3 si je les verrais ou non le jour même venait s'en ajouter une plus grave, si je les reverrais jamais, car j'ignorais en somme si elles ne devaient pas partir pour l'Amérique, ou rentrer à Paris.
Publié le 12/04/2014
Extrait du document
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C'est aussi en détournant les yeux que je traversai le jardin qui avait une pelouse en plus petit comme chez
n'importe quel bourgeois dans la banlieue de Paris, une petite statuette de galant jardinier, des boules de
verre où l'on se regardait, des bordures de bégonias et une petite tonnelle sous laquelle des rocking-chair
étaient allongés devant une table de fer.
Mais après tous ces abords empreints de laideur citadine, je ne fis plus
attention aux moulures chocolat des plinthes quand je fus dans l'atelier; je me sentis parfaitement heureux, car
par toutes les études qui étaient autour de moi, je sentais la possibilité de m'élever à une connaissance
poétique, féconde en joies, de maintes formes que je n'avais pas isolées jusque-là du spectacle total de la
réalité.
Et l'atelier d'Elstir m'apparut comme le laboratoire d'une sorte de nouvelle création du monde, où, du
chaos que sont toutes choses que nous voyons, il avait tiré, en les peignant sur divers rectangles de toile qui
étaient posés dans tous les sens, ici une vague de la mer écrasant avec colère sur le sable son écume lilas, là un
jeune homme en coutil blanc accoudé sur le pont d'un bateau.
Le veston du jeune homme et la vague
éclaboussante avaient pris une dignité nouvelle du fait qu'ils continuaient à être, encore que dépourvus de ce
en quoi ils passaient pour consister, la vague ne pouvant plus mouiller, ni le veston habiller personne.
Au moment où j'entrai, le créateur était en train d'achever, avec le pinceau qu'il tenait dans sa main, la forme
du soleil à son coucher.
Les stores étaient clos de presque tous les côtés, l'atelier était assez frais, et, sauf à un endroit où le grand jour
apposait au mur sa décoration éclatante et passagère, obscur; seule était ouverte une petite fenêtre
rectangulaire encadrée de chèvrefeuilles, qui après une bande de jardin, donnait sur une avenue; de sorte que
l'atmosphère de la plus grande partie de l'atelier était sombre, transparente et compacte dans la masse, mais
humide et brillante aux cassures où la sertissait la lumière, comme un bloc de cristal de roche dont une face
déjà taillée et polie, çà et là, luit comme un miroir et s'irise.
Tandis qu'Elstir sur ma prière, continuait à
peindre, je circulais dans ce clair-obscur, m'arrêtant devant un tableau puis devant un autre.
Le plus grand nombre de ceux qui m'entouraient n'étaient pas ce que j'aurais le plus aimé à voir de lui, les
peintures appartenant à ses première et deuxième manières, comme disait une revue d'Art anglaise qui traînait
sur la table du salon du Grand Hôtel, la manière mythologique et celle où il avait subi l'influence du Japon,
toutes deux admirablement représentées, disait-on, dans la collection de Mme de Guermantes.
Naturellement,
ce qu'il avait dans son atelier, ce n'était guère que des marines prises ici, à Balbec.
Mais j'y pouvais discerner
que le charme de chacune consistait en une sorte de métamorphose des choses représentées, analogue à celle
qu'en poésie on nomme métaphore et que si Dieu le Père avait créé les choses en les nommant, c'est en leur
ôtant leur nom, ou en leur en donnant un autre qu'Elstir les recréait.
Les noms qui désignent les choses
répondent toujours à une notion de l'intelligence, étrangère à nos impressions véritables et qui nous force à
éliminer d'elles tout ce qui ne se rapporte pas à cette notion.
Parfois à ma fenêtre, dans l'hôtel de Balbec, le matin quand Françoise défaisait les couvertures qui cachaient
la lumière, le soir quand j'attendais le moment de partir avec Saint-Loup, il m'était arrivé grâce à un effet de
soleil, de prendre une partie plus sombre de la mer pour une côte éloignée, ou de regarder avec joie une zone
bleue et fluide sans savoir si elle appartenait à la mer ou au ciel.
Bien vite mon intelligence rétablissait entre
les éléments la séparation que mon impression avait abolie.
C'est ainsi qu'il m'arrivait à Paris, dans ma
chambre, d'entendre une dispute, presque une émeute, jusqu'à ce que j'eusse rapporté à sa cause, par exemple
une voiture dont le roulement approchait, ce bruit dont j'éliminais alors ces vociférations aiguës et
discordantes que mon oreille avait réellement entendues mais que mon intelligence savait que des roues ne
produisaient pas.
Mais les rares moments où l'on voit la nature telle qu'elle est, poétiquement, c'était de
ceux-là qu'était faite l'uvre d'Elstir.
Une de ses métaphores les plus fréquentes dans les marines qu'il avait
près de lui en ce moment était justement celle qui, comparant la terre à la mer, supprimait entre elles toute
démarcation.
C'était cette comparaison, tacitement et inlassablement répétée dans une même toile qui y
introduisait cette multiforme et puissante unité, cause, parfois non clairement aperçue par eux, de
l'enthousiasme qu'excitait chez certains amateurs la peinture d'Elstir.
A L'Ombre Des Jeunes Filles en Fleur, Volume 3
A L'Ombre Des Jeunes Filles en Fleur, Volume 3 32.
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