A L'Ombre Des Jeunes Filles en Fleur, Volume 3 dîneuse s'y attardait.
Publié le 12/04/2014
Extrait du document
«
sentiment que nous ne pouvons pas le considérer pareillement.
Ce même amour, nous le retrouvons bien, mais
déplacé, ne pesant plus sur nous, satisfait de la sensation que lui accorde le présent et qui nous suffit, car de ce
qui n'est pas actuel nous ne nous soucions pas.
Malheureusement le coefficient qui change ainsi les valeurs ne
les change que dans cette heure d'ivresse.
Les personnes qui n'avaient plus d'importance et sur lesquelles nous
soufflions comme sur des bulles de savon reprendront le lendemain leur densité; il faudra essayer de nouveau
de se remettre aux travaux qui ne signifiaient plus rien.
Chose plus grave encore, cette mathématique du
lendemain, la même que celle d'hier et avec les problèmes de laquelle nous nous retrouverons inexorablement
aux prises, c'est celle qui nous régit même pendant ces heures-là, sauf pour nous-même.
S'il se trouve près de
nous une femme vertueuse ou hostile, cette chose si difficile la veille à savoir que nous arrivions à lui
plaire, nous semble maintenant un million de fois plus aisée sans l'être devenue en rien, car ce n'est qu'à nos
propres yeux, à nos propres yeux intérieurs que nous avons changé.
Et elle est aussi mécontente à l'instant
même que nous nous soyons permis une familiarité que nous le serons le lendemain d'avoir donné cent francs
au chasseur et, pour la même raison, qui pour nous a été seulement retardée: l'absence d'ivresse.
Je ne connaissais aucune des femmes qui étaient à Rivebelle, et qui parce qu'elles faisaient partie de mon
ivresse comme les reflets font partie du miroir, me paraissaient mille fois plus désirables que la de moins en
moins existante Mlle Simonet.
Une jeune blonde, seule, à l'air triste, sous son chapeau de paille piqué de
fleurs des champs me regarda un instant d'un air rêveur et me parut agréable.
Puis ce fut le tour d'une autre,
puis d'une troisième; enfin d'une brune au teint éclatant.
Presque toutes étaient connues, à défaut de moi, par
Saint-Loup.
Avant qu'il eût fait la connaissance de sa maîtresse actuelle, il avait en effet tellement vécu dans le monde
restreint de la noce, que de toutes les femmes qui dînaient ces soirs-là à Rivebelle et dont beaucoup s'y
trouvaient par hasard, étant venues au bord de la mer, certaines pour retrouver leur amant, d'autres pour tâcher
d'en trouver un, il n'y en avait guère qu'il ne connût pour avoir passé lui-même ou tel de ses amis au
moins une nuit avec elles.
Il ne les saluait pas si elles étaient avec un homme, et elles tout en le regardant plus
qu'un autre parce que l'indifférence qu'on lui savait pour toute femme qui n'était pas son actrice, lui donnait
aux yeux de celles-ci un prestige singulier, elles avaient l'air de ne pas le connaître.
Et l'une chuchotait: «C'est
le petit Saint-Loup.
Il paraît qu'il aime toujours sa grue.
C'est la grande amour.
Quel joli garçon! Moi je le
trouve épatant; et quel chic! Il y a tout de même des femmes qui ont une sacrée veine.
Et un chic type en tout.
Je l'ai bien connu quand j'étais avec d'Orléans.
C'était les deux inséparables.
Il en faisait une noce à ce
moment-là! Mais ce n'est plus ça; il ne lui fait pas de queues.
Ah! elle peut dire qu'elle en a une chance.
Et je
me demande qu'est-ce qu'il peut lui trouver.
Il faut qu'il soit tout de même une fameuse truffe.
Elle a des pieds
comme des bateaux, des moustaches à l'américaine et des dessous sales! Je crois qu'une petite ouvrière ne
voudrait pas de ses pantalons.
Regardez-moi un peu quels yeux il a, on se jetterait au feu pour un homme
comme ça.
Tiens, tais-toi, il m'a reconnue, il rit, oh! il me connaissait bien.
On n'a qu'à lui parler de moi.»
Entre elles et lui je surprenais un regard d'intelligence.
J'aurais voulu qu'il me présentât à ces femmes, pouvoir
leur demander un rendez-vous et qu'elles me l'accordassent même si je n'avais pas pu l'accepter.
Car sans cela
leur visage resterait éternellement dépourvu dans ma mémoire, de cette partie de lui-même, et comme si
elle était cachée par un voile qui varie avec toutes les femmes, que nous ne pouvons imaginer chez l'une
quand nous ne l'y avons pas vue, et qui apparaît seulement dans le regard qui s'adresse à nous et qui acquiesce
à notre désir et nous promet qu'il sera satisfait.
Et pourtant même aussi réduit, leur visage était pour moi bien
plus que celui des femmes que j'aurais su vertueuses et ne me semblait pas comme le leur, plat, sans dessous,
composé d'une pièce unique et sans épaisseur.
Sans doute il n'était pas pour moi ce qu'il devait être pour
Saint-Loup qui par la mémoire sous l'indifférence, pour lui transparente, des traits immobiles qui affectaient
de ne pas le connaître ou sous la banalité du même salut que l'on eût adressé aussi bien à tout autre, se
rappelait, voyait, entre des cheveux défaits, une bouche pâmée et des yeux mi-clos, tout un tableau silencieux
comme ceux que les peintres, pour tromper le gros des visiteurs revêtent d'une toile décente.
Certes, pour moi
au contraire qui sentais que rien de mon être n'avait pénétré en telle ou telle de ces femmes et n'y serait
emporté dans les routes inconnues qu'elle suivrait pendant sa vie, ces visages restaient fermés.
Mais c'était
déjà assez de savoir qu'ils s'ouvraient pour qu'ils me semblassent d'un prix que je ne leur aurais pas trouvé s'ils A L'Ombre Des Jeunes Filles en Fleur, Volume 3
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