A L'Ombre Des Jeunes Filles en Fleur, Volume 3 devient motif d'émotion, puis de rêverie.
Publié le 12/04/2014
Extrait du document
«
Bientôt les jours diminuèrent et au moment où j'entrais dans la chambre, le ciel violet semblait stigmatisé par
la figure raide, géométrique, passagère et fulgurante du soleil (pareille à la représentation de quelque signe
miraculeux, de quelque apparition mystique), s'inclinait vers la mer sur la charnière de l'horizon comme un
tableau religieux au-dessus du maître-autel, tandis que les parties différentes du couchant exposées dans les
glaces des bibliothèques basses en acajou qui couraient le long des murs et que je rapportais par la pensée à la
merveilleuse peinture dont elles étaient détachées, semblaient comme ces scènes différentes que quelque
maître ancien exécuta jadis pour une confrérie sur une châsse et dont on exhibe à côté les uns des autres dans
une salle de musée les volets séparés que l'imagination seule du visiteur remet à leur place sur les prédelles du
retable.
Quelques semaines plus tard, quand je remontais, le soleil était déjà couché.
Pareille à celle que je
voyais à Combray au-dessus du Calvaire à mes retours de promenade et quand je m'apprêtais à descendre
avant le dîner à la cuisine, une bande de ciel rouge au-dessus de la mer compacte et coupante comme de la
gelée de viande, puis bientôt sur la mer déjà froide et bleue comme le poisson appelé mulet, le ciel du même
rose qu'un de ces saumons que nous nous ferions servir tout à l'heure à Rivebelle ravivaient le plaisir que
j'allais avoir à me mettre en habit pour partir dîner.
Sur la mer, tout près du rivage, essayaient de s'élever, les
unes par-dessus les autres, à étages de plus en plus larges, des vapeurs d'un noir de suie mais aussi d'un poli,
d'une consistance d'agate, d'une pesanteur visible, si bien que les plus élevées penchant au-dessus de la tige
déformée et jusqu'en dehors du centre de gravité de celles qui les avaient soutenues jusqu'ici, semblaient sur le
point d'entraîner cet échafaudage déjà à demi-hauteur du ciel et de le précipiter dans la mer.
La vue d'un
vaisseau qui s'éloignait comme un voyageur de nuit me donnait cette même impression que j'avais eue en
wagon, d'être affranchi des nécessités du sommeil et de la claustration dans une chambre.
D'ailleurs je ne me
sentais pas emprisonné dans celle où j'étais puisque dans une heure j'allais la quitter pour monter en voiture.
Je
me jetais sur mon lit; et, comme si j'avais été sur la couchette d'un des bateaux que je voyais assez près de moi
et que la nuit on s'étonnerait de voir se déplacer lentement dans l'obscurité, comme des cygnes assombris et
silencieux mais qui ne dorment pas, j'étais de tous côtés entouré des images de la mer.
Mais bien souvent ce n'était, en effet, que des images; j'oubliais que sous leur couleur se creusait le triste vide
de la plage, parcouru par le vent inquiet du soir, que j'avais si anxieusement ressenti à mon arrivée à Balbec;
d'ailleurs, même dans ma chambre, tout occupé des jeunes filles que j'avais vu passer, je n'étais plus dans des
dispositions assez calmes ni assez désintéressées pour que pussent se produire en moi des impressions
vraiment profondes de beauté.
L'attente du dîner à Rivebelle rendait mon humeur plus frivole encore et ma
pensée, habitant à ces moments-là la surface de mon corps que j'allais habiller pour tâcher de paraître le plus
plaisant possible aux regards féminins qui me dévisageraient dans le restaurant illuminé, était incapable de
mettre de la profondeur derrière la couleur des choses.
Et si, sous ma fenêtre, le vol inlassable et doux des
martinets et des hirondelles n'avait pas monté comme un jet d'eau, comme un feu d'artifice de vie, unissant
l'intervalle de ses hautes fusées par la filée immobile et blanche de longs sillages horizontaux, sans le miracle
charmant de ce phénomène naturel et local qui rattachait à la réalité les paysages que j'avais devant les yeux,
j'aurais pu croire qu'ils n'étaient qu'un choix, chaque jour renouvelé, de peintures qu'on montrait
arbitrairement dans l'endroit où je me trouvais et sans qu'elles eussent de rapport nécessaire avec lui.
Une fois
c'était une exposition d'estampes japonaises: à côté de la mince découpure de soleil rouge et rond comme la
lune, un nuage jaune paraissait un lac contre lequel des glaives noirs se profilaient ainsi que les arbres de sa
rive, une barre d'un rose tendre que je n'avais jamais revu depuis ma première boîte de couleurs s'enflait
comme un fleuve sur les deux rives duquel des bateaux semblaient attendre à sec qu'on vînt les tirer pour les
mettre à flot.
Et avec le regard dédaigneux, ennuyé et frivole d'un amateur ou d'une femme parcourant, entre
deux visites mondaines, une galerie, je me disais: «C'est curieux ce coucher de soleil, c'est différent, mais
enfin j'en ai déjà vu d'aussi délicats, d'aussi étonnants que celui-ci.» J'avais plus de plaisir les soirs où un
navire absorbé et fluidifié par l'horizon tellement de la même couleur que lui, ainsi que dans une toile
apparaissait impressionniste, qu'il semblait aussi de la même matière, comme si on n'eût fait que découper son
avant, et les cordages en lesquels elle s'était amincie et filigranée dans le bleu vaporeux du ciel.
Parfois l'océan
emplissait presque toute ma fenêtre, surélevée qu'elle était par une bande de ciel bordée en haut seulement
d'une ligne qui était du même bleu que celui de la mer, mais qu'à cause de cela je croyais être la mer encore et
ne devant sa couleur différente qu'à un effet d'éclairage.
Un autre jour la mer n'était peinte que dans la partie A L'Ombre Des Jeunes Filles en Fleur, Volume 3
A L'Ombre Des Jeunes Filles en Fleur, Volume 3 18.
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